Karl Bähr

Entretien de Schopenhauer avec Karl Bähr

Un étudiant de l'université de Leipzig, encouragé par la lecture des Parerga et Paralipomena, venait de se plonger dans une étude complète du système de Schopenhauer; c'était Karl Bähr, dont le père, un vieil ami du philosophe, était professeur à l'Académie des beaux-arts de Dresde. Deux ans après, étant de passage à Francfort pour se rendre à Heidelberg, où il devait finir son stage universitaire, Karl Bähr se présenta chez Schopenhauer avec une lettre d'introduction de son père, et le récit qu'il a laissé de sa première visite est un des documents qui nous font le mieux pénétrer dans l'intimité du philosophe :

L'ermite de Francfort habitait, en 1856, une des maisons qui s'étendent le long du Mein, en face du pont qui mène au faubourg de Saxenhausen. La maison a été changée depuis; l'entrée, qui était au milieu, a été reportée sur le côté. L'appartement de Schopenhauer était au rez-de-chaussée il se composait d'une chambre d'habitation à deux fenêtres, avec une alcôve, à gauche de l’entrée, et d'une autre chambre à droite, également à deux fenêtres, servant de bibliothèque. Les deux pièces étaient ainsi séparées par un corridor, où passaient tous les habitants de la maison. Au fond du corridor, à gauche de l'escalier, se trouvait une grande chambre, occupée par la vieille servante qui tenait fidèlement le ménage de Schopenhauer; c'était une fervente catholique. Sa chambre à lui était meublée avec une simplicité puritaine. Un secrétaire avec un buste de Kant, un canapé au-dessus duquel était accroché un petit portrait à l'huile de Goethe, une table ronde devant le canapé, une petite armoire à glace entre les deux fenêtres, et une table carrée en face du secrétaire c'était à peu près tout. Sur le mur opposé au canapé se voyaient quelques portraits au daguerréotype de Schopenhauer, et dans un coin près du poêle un buste de Wieland posé sur un piédestal. »

Bähr, dans la revue qu'il fait de l'ermitage, n'oublie qu'un détail. Près d'une fenêtre, à côté du secrétaire, une peau d'ours étendue par terre marquait la place habituelle de celui que Schopenhauer appelait son meilleur ami. Ce fut d'abord un bel épagneul blanc, qui avait nom Atma, c'est-à-dire Âme du monde. Il mourut en 1849. Schopenhauer le remplaça par un chien brun de même race, auquel il donna le même nom, et qu'il coucha plus tard sur son testament. Au mois d'octobre 1850, il écrivait à Frauenstädt, après lui avoir fait part des nouvelles du monde philosophique « Ce qui est plus important, c'est que mon épagneul brun, qui a maintenant dix-sept mois, a pris tout à fait la taille de son prédécesseur, que vous avez connu; c'est, avec cela, le chien le plus vif que j'aie jamais vu. »

Bähr, en entrant chez Schopenhauer, est d'abord frappé de ce qu'il y a d'expressif et en même temps de distingué dans sa parole. C'est le ton d'un vieillard qui enseigne sans le vouloir, par le fait même de sa longue expérience. La conversation porte d'abord sur la philosophie allemande, et en particulier sur celle qui régnait alors à l'université de Leipzig, c'est-à-dire sur le dernier système de Schelling, une sorte de conciliation entre le panthéisme et la révélation chrétienne.

« —  A propos de révélation, dit Schopenhauer, il faut que je vous montre quelque chose de très intéressant et de très rare.

« Et il alla chercher, dans un coin de la chambre, une statuette représentant une figure assise, à peu près haute d'un pied, en fer ou en cuivre, mais peinte en noir, assez semblable à une pagode chinoise. Il la posa devant nous sur la table, et me demanda d'un ton mystérieux si je devinais ce que c'était.

« — Quelque chose de chinois, pensai-je.

« — Cette figure, reprit-il, vient probablement du Thibet ; elle a bien cent ans, et représente le Bouddha. C'est une pièce rare, dont vous ne verrez pas de sitôt la pareille, et que je me suis fait envoyer de Paris [1]. Cette figure est pour les bouddhistes ce que le crucifix est pour les chrétiens. Le Bouddha est représenté ici comme un mendiant, assis à la manière asiatique, les yeux baissés, la main droite retombant sur le genou droit, la main gauche ouverte devant la poitrine pour recevoir des dons. C'est la manière strictement orthodoxe de le représenter.

« Comme je lui demandai pourquoi le Bouddha était représenté dans l'attitude d'un mendiant, il se mit à raconter la légende, mais d'une manière que je n'oublierai jamais. Ce n'était pas un savant de cabinet, un professeur allemand qui parlait, mais un philosophe par la grâce de Dieu, un sage des temps anciens je l'écoutais avec recueillement.

« — Oui, disait-il, le Bouddha mendie, le Bouddha est un mendiant. Oh ! elle est belle, la légende qui raconte comment il fut amené au salut. Élevé dans une demeure royale, vaste et somptueuse, il en sort pour la première fois dans sa vingtième année, et il se trouve en présence de la plus splendide nature qui puisse être étalée devant les regards d'un homme. Il est émerveillé, et il déclare que l'existence est belle. Mais voici un vieillard à la tête branlante (et Schopenhauer imitait le geste), qui s'avance vers lui, et qui semble lui dire « Regarde-moi I tout cela n'est rien » Le prince, consterné, demande à l'un de ses compagnons « Qu'est ceci ? — C'est la vieillesse, prince « nous serons tous ainsi. » La marche continue, et l'on rencontre un malade qui se trame au bord du chemin. Le Bouddha demande aux gens de sa suite « Ceci aussi peut-il nous frapper ? » Ils lui répondent que oui. Le cortège s'avance encore. On voit passer une bière sur laquelle est couché un mort. Le Bouddha n'a jamais vu un homme dans cet état il est épouvanté, et demande d'une voix tremblante si tous les hommes seront ainsi faits. Ses compagnons secouent les épaules. «  Personne n'échappe à la mort», dit l'un d'eux. « Que dites-vous ? s'écrie le Bouddha ; si notre « existence mène à la vieillesse, à la maladie, à la « mort, que sommes-nous Je ne veux plus vivre ainsi « je veux me séparer de vous, aller dans le désert et « méditer. » Arrivé dans le désert, il congédie encore l'unique serviteur qu'il avait gardé, et il donne la liberté à son cheval, en lui disant: « Toi aussi, tu seras « sauvé un jour. » Puis il change ses vêtements contre ceux d'un mendiant, et il passe le reste de ses jours dans la méditation et l'abstinence. »

« La conversation dure deux heures. Après qu'on a épuisé les nouvelles du monde philosophique et littéraire, Schopenhauer parle des visites qu'il reçoit, ou qu'il refuse, et de la singulière idée qu'on se fait quelquefois de sa personne depuis que le grand public s'occupe de lui. Il ne tarit pas de verve, et il peint tout ce qu'il raconte. « II me cita, continue Bähr, comme exemple des jugements baroques qu'on portait sur lui, une tirade d'un écrivain français, qui, parlant du séjour de Schopenhauer en Italie, dans un temps où lui-même était encore au berceau, s'exprimait à peu près ainsi : il jouissait des beautés de la nature italienne, envisageait les monuments de l'antiquité, mais il repoussait les hommes et regardait les femmes avec mépris.  A ces mots, Schopenhauer se renversa sur son canapé en riant aux éclats, et à ce moment il me parut tout à fait jeune.


Note :

[1] Il écrit à Franenatädt, le 13 mai 1856: « Le Bouddha vient de sortir de son enveloppe noire; il est de bronze et brillant comme de l'or, il est installé dans un coin sur une belle console, de sorte que chacun peut voir, en entrant, quel est le dieu qui règne dans ce sanctuaire. » Le 6 juin, il écrit au même : « Je fais dorer mon Bouddha il brillera d'un éclat superbe. Je lis dans le Times qu'en Birmanie on vient de dorer toute une pagode je ne puis pas rester en arrière sur les Birmans. »