Confessions

Remarques de Schopenhauer sur lui-même

  Dans ma dix-septième année, dénué de toute éducation classique, je fus aussi fortement saisi par la misère de la vie que Bouddha dans sa jeunesse, quand il vit la maladie, la vieillesse, la douleur et la mort. La vérité que révélait bien haut et nettement le monde, triompha bien vite des dogmes juifs qui m’avaient été aussi inculqués, et le résultat fut que le dit monde, loin de pouvoir être l'œuvre d'un être infiniment bon, était celle d'un démon, qui avait appelé des créatures à l’existence pour se repaître de la vue de leurs tourments : c’est là qu’aboutissaient mes données, et la certitude qu’il en était ainsi l’emporta. D'ailleurs, l’existence humaine porte la marque déterminée de la souffrance ; elle y est profondément enfoncée, ne lui échappe pas, a un développement et une issue toujours tragiques : on ne peut y méconnaître une certaine préméditation. Mais la souffrance est aussi le δεύτιοος πλοΰς, le succédané de la vertu et de la sainteté ; purifiés par elle, nous parvenons finalement à la négation de la volonté de vivre, à la sortie du chemin de l’erreur, à la délivrance ; voilà pourquoi la force secrète qui dirige notre destinée, et qui est personnifiée mythiquement dans la croyance populaire sous le nom de Providence, a voulu nous apprêter souffrances sur souffrances, de sorte qu’à mes jeunes yeux impartiaux, mais qui voyaient exactement dans leurs limites, le monde se représentait comme l’œuvre d’un démon. En soi, toutefois, cette force et toute-puissance secrètes sont notre propre volonté, à un point de vue qui ne tombe pas dans la conscience, ainsi que je l’ai longuement exposé ; et la souffrance est le but immédiat de la vie, comme si elle était l’œuvre d’un démon ; mais ce but n’est pas le but suprême, il est lui-même un moyen, un moyen de la grâce, arrangé comme tel par nous, nous l’avons dit, en vue de notre bonheur véritable et suprême ».

****

« Je dois l’avouer sincèrement : la vue de tout animal me réjouit immédiatement et m’épanouit le cœur ; avant tout la vue des chiens, et puis celle de tous les animaux en liberté, des oiseaux, des insectes, etc. Au contraire, la vue des hommes provoque presque toujours en moi une aversion prononcée ; car ils m’offrent, à peu d’exceptions près, le spectacle des difformités les plus repoussantes et de toute nature : laideur physique, expression morale de passions basses et d'ambition méprisable, symptômes de folie et de perversités et sottises intellectuelles de toutes sortes et de toutes grandeurs, enfin l’ignominie, par suite d’habitudes répugnantes; aussi je me détourne d’eux et je m’enfuis vers la nature végétale, heureux d’y rencontrer les animaux. Dites ce que vous voulez : la volonté, au plus haut degré de son objectivation, loin d’offrir un bel aspect, en offre un repoussant. La couleur blanche du visage n’est-elle pas déjà antinaturelle, et les vêtements qui recouvrent le corps — cette triste nécessité du Nord — ne sont-ils pas une déformation ? »

****

« Ce qui constitue mon cercle d’action, ce n’est pas mon époque, mais seulement le sol sur lequel se tient ma personne physique, et qui n’est qu’une partie très insignifiante de ma personne entière. Ce sol lui est commun avec beaucoup de gens, dont il est le cercle d’action. Aussi leur abandonné-je les soucis et les luttes à son sujet. »

****

« Ce qui me garantit la véracité, et, pour cette raison, l’éternité de mes philosophâmes, c’est que je ne les ai pas faits moi-même ; c’est eux qui se sont faits. Ils sont nés en moi sans ma participation, dans des moments où toute volonté était chez moi en quelque sorte profondément endormie, et où mon intellect, complètement abandonné à lui-même et oisivement actif, saisissait l’intuition du monde réel et la mettait en parallèle avec le penser, tous deux jouant en quelque sorte ensemble, sans que ma volonté présidât d’une façon quelconque à l'affaire ; le tout, au contraire, s’effectuait sans ma participation, absolument de soi. »

****

« Quand je n’ai rien qui me tourmente, je suis tourmenté par l'idée qu’il devrait pourtant y avoir quelque chose qui me demeurerait caché. »

 

Source: Parerga et paralipomena, 1851