Les malentendus

Quelques malentendus au sujet de Schopenhauer

Réactionnaire ?
On reproche souvent à Schopenhauer d’être un réactionnaire parce qu’il a approuvé la répression des mouvements révolutionnaires à Francfort en 1848. Il a condamné cette révolution parce qu’il était persuadé que cela ne changerait rien au fond et que la présomption d’améliorer le monde tient de l’optimisme naïf. Les révolutionnaires pensent que si leur condition de vie est médiocre, c’est la faute à l’État, et qu’en détruisant l’État en place pour le remplacer par un autre, on fait place au bonheur. Pour Schopenhauer, l’État n’est pas une machine de progrès ; à vouloir le considérer comme tel, on procède inévitablement à une divination de celui-ci. Le rôle de l’Etat doit être réduit au strict minimum c’est-à-dire « protéger les individus les uns contre les autres et l’ensemble contre les ennemis du dehors », sinon on risque de voir « supprimer la liberté personnelle et le développement propre de l’individu ».

L’histoire ne lui a-t-il pas plutôt donné raison ? Les mouvements révolutionnaires qui ont pris le pouvoir au début du XXème sont à peu près tous transformés en dictature.  Schopenhauer était un libéral soucieux de la liberté individuelle, et un pessimiste qui refuse de croire dans des lendemains qui chantent. Par ailleurs, on a oublié qu’il s’est indigné du sort des ouvriers dans les manufactures d’Europe.

Un antisémite ?
Certains commentateurs pressés n’hésitent pas à accuser le philosophe d’antisémite alors que celui-ci rejette clairement les discours sur la supériorité des races qui prenaient de l’ampleur dans l’Europe du 19ème siècle (Le monde, chap. XLIV, supplément au livre IV).

Schopenhauer critique vertement le judaïsme, comme il le fait au christianisme et à l’islam, mais ne s’attaque jamais à une race proprement dite. D’ailleurs, il fut l’un des rares philosophes européens de cette époque à condamner avec virulence l’esclavage et la traite des Noirs, alors que Voltaire, quelques années plus tôt théorisait « la supériorité de la race blanche » dans son Essai sur les Mœurs (édition de 1805) [1].

Schopenhauer ne pratique pas ce qu’il enseigne ?
Le penseur danois Søren Kierkegaard reproche à Schopenhauer de ne pas vivre ce qu’il enseigne. Selon cette accusation la négation du vouloir-vivre et la morale de la pitié de Schopenhauer ne répondent pas à l’impératif de la conséquence puisque le philosophe n’aurait pas appliqué ses préceptes à sa propre vie.

On oublie trop souvent que la morale de Schopenhauer n’est pas prescriptive mais descriptive. Schopenhauer ne dit jamais qu’il faut nécessairement être un ascète pour réaliser la négation du vouloir-vivre. Il dit constater cette négation chez les ascètes qui pratiquent l’abstinence. Schopenhauer qui n’était pas non plus un ascète, pratiquait sa négation de la volonté à travers la musique en tant que philosophe musicien. Quiconque comprend le philosophe sur ce point saura que c’est à chacun d’intégrer à sa raison l’attitude négatrice à adopter selon ses propres valeurs et ses propres convictions.

En attribuant à Schopenhauer une morale de type kantien, Kierkegaard (qui était sûrement plus théologien que philosophe) estime que l’auteur du Fondement de la morale devrait être conséquent et vivre en accord avec la vérité reconnue. Mais ce dogme qui consiste à être toujours conséquent avec la vérité « ne finit-il pas par produire une autocensure ? On n’ose penser que ce qu’on croit pouvoir vivre ; ou inversement ; on veut à tout prix, même à celui de la destruction, vivre quelque chose simplement parce qu’on l’a pensé. Dans le premier cas on rate la pensée radicale, dans le deuxième on sacrifie à la pensée pure le pêle-mêle de l’action vivante [...] Seul celui qui n’a pas le vertige, osera jeter un regard dans la profondeur. Seul celui qui est sûr de sa volonté de vivre, aura le courage de penser jusqu’à l’extrême l’insondabilité, la négativité de la vie. » (Rüdiger Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie).

Néanmoins, Schopenhauer qui a fabriqué une grande philosophie hors de l’écurie universitaire s’est beaucoup préoccupé de la philosophie comme manière de vivre. Il vivait une vie philosophique et s’appliquait quelques recettes de « bonheur » qu’on retrouve notamment dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie.

Concernant la misogynie de Schopenhauer, lire l’article Arthur et sa mère.


Note :

[1] Les écrits racistent de Voltaire ne concernent qu'une infime partie de son immense oeuvre et ne sauraient évidemment rien enlever au génie de l'auteur de Candide.