Une visite à Schopenhauer
[Ancien normalien, tente une carrière politique en se présentant comme co-listier d’Ozanam aux élections de la Constituante dans le Rhône. Il échoue, prépare l’agrégation, est reçu, et nommé à Nancy en 1849. Il fonde un journal, « La constitution de 1848 ». Après un nouvel échec électoral en 1857, il fait un voyage en Allemagne au cours duquel il rencontre Schopenhauer]
L’homme le plus étonnant que j’aie jamais rencontré en Allemagne est, sans aucun doute, Arthur Schopenhauer. C’était en 1858. Il venait d’atteindre le sommet de sa gloire. Tout le monde m’en avait parlé à Heildelberg, à Weimar, à Iéna, à Berlin, à Halle. J’avais eu entre les mains ses livres étranges et puissants où une polémique pleine d’éloquence, d’humour et souvent de bon sens supérieur, aboutit, par de brusques pentes, aux rêveries les plus excentriques. Je savais qu’il avait été la hache brillante, terrible, brutale parfois de l’hégélianisme, comme M. Proudhon a été chez nous celle du saint-simonisme. Je résolus de ne pas rentrer en France sans voir le dernier survivant des grandes batailles de la pensée allemande.
Par une belle journée de mars, et après m’être fait annoncer par un ami commun, je me présentais chez lui, à Francfort. Il demeurait, non point dans l’une des rues tortueuses et rudes de la ville, mais, en vue du Mein, sur le quai de Schöne-Ausssicht ; et rien qu’à voir la maison qu’il s’était choisie, on reconnaissait bien vite que l’âpre méditatif était, par certains côtés de son caractère, un bon bourgeois comprenant et calculant la vie. Une vieille servante, à l’air rogue, accompagnée d’un barbet morose, m’introduisit dans un cabinet de travail vaste, bien aéré, bien aménagé, tout brillant de propreté et de soleil. Un buste de Gœthe planait sur une belle bibliothèque. Schopenhauer entra quelques minutes après, en me tendant la main d’un air affable, mais en dardant sur moi le regard perçant et un peu inquiet de son œil gris. Ses soixante-huit ans était largement écrit sur sa figure vive, mobile, mais ridée et sèche ; et le frémissement contenu de sa lèvre, tout ensemble arquée et pincée par un éternel sourire de moquerie, lui aurait donné une physionomie de Méphistophélès aristocratique, si son grand front d’un modelé très pur n’avait été empreint, non seulement de bienveillance, mais même de candeur. Il tenait à la main la lettre de notre ami commun, et la conversation suivante s’engagea entre nous :
SCHOPENHAUER
Ah ! ah ! vous avez visité les universités allemandes ! Les Français se ressemblent tous : ils croient à l’Allemagne de la Revue des Deux-Mondes. Je parie que vous prenez au sérieux la philosophie hégélienne.
MOI
Je n’adhère pas à cette philosophie, mais j’y vois une manifestation puissante de la pensée humaine, et j’estime même qu’elle laissera derrière elle en mourant certaines théories qui seront immortelles.
SCHOPENHAUER
Non, non, il ne restera rien, absolument rien de Hegel, parce qu’il n’a pas pensé, mais jonglé avec des formules. Hegel, un philosophe puissant ! Sachez d’abord qu’il n’y a eu dans le monde que trois philosophes qui méritent cette épithète : Bouddha, Platon et Kant. Mais lui, il ne mérite pas même d’être rangé dans la classe des Dii Minores de la philosophie. Oui, c’est moi, vieil allemand, qui vous l’affirme, il y a plus de métaphysique vraie dans un seul vers de Lamartine, que dis-je, dans une plaisanterie de votre Chamfort, que dans toute la Phénoménologie, y compris les lourds commentaires de Michelet et de Rosenkranz. Voyons, de bonne foi, à quoi a-t-il abouti, avec tout son appareil pédantesque et déclamateur ? À mettre à la place du bon sens, qui est fils du caractère et père de la lumière, je ne sais quel culte glacé et inintelligible d’un Grand Pan progressif qui se démène comme un diable sous la logique essoufflée de l’être, du non-être et de l’avenir, et qui n’est bon, dans la course fatigante et stérile auquel son inventeur le condamne, qu’à singer les écureuils et à faire rêver les cochers de fiacres. Hegel, trouvant un Dieu qui se cherche lui-même ! Risum teneatis, amici ! Ce n’est pas sur cette conclusion que vous l’admirez ? Fort bien ; mais le système sur lequel elle se dresse comme une coupole monstrueuse est bien plus monstrueux encore ; car enfin il y a un certain panthéisme qui peut l’avouer. Quand on creuse un peu la philosophie, il faut bien arriver au grand abîme, à l’unité de substance. Mais cette unité, où l’a t-il cherchée ? Il l’a cherchée, en vrai maître d’école qu’il était, dans les concepts vides de la pensée, dans les vaines représentations de l’esprit, parce qu’il n’était pas en état de comprendre que l’esprit n’est qu’une faculté inférieure de l’âme ou plutôt le fruit hybride du cerveau, la bulle de savon qui se dégage de nos sensations, monte dans l’azur, se fait admirer des enfants, puis éclate entre leurs mains. Ne croyez pas cependant, Monsieur, que je sois un disciple complet de Condillac. Non, mais je pense que le monde ne se révèle que dans la volonté ou, si vous voulez, dans le cœur de l’homme de bien, de l’homme de sacrifice. Le monde vu dans cette prétendue raison dont on fait tant de mystère, et qui n’est qu’un billet de change tiré sur les humbles perceptions des sens, le monde vu dans l’esprit et par l’esprit, n’est que l’ombre capricieuse projetée par ces perceptions, un reflet de nos fantaisies, la maïa de l’Inde, une saturnale d’apparence au milieu desquelles on fait danser le principe de causalité, comme le balai magique de la légende, une immense arabesque que l’on dessine, que l’on construit au gré de son caprice. La construction de cette arabesque peut-être une œuvre d’art, ce n’est pas une œuvre de science. Hegel n’est donc ni un penseur, ni un philosophe, pas même un sophiste ; je permets seulement à tous les cuistres des universités allemandes de l’appeler un artiste, pourvu qu’ils ajoutent que c’est un artiste de la dernière espèce et l’avant-dernier de son espèce : après lui, il y a son disciple, M. Rozenkranz.
MOI
Et les autres ?
SCHOPENHAUER
Les autres n’existent pas.
MOI
J’ai peine à vous comprendre. Quoi ! une doctrine, la doctrine hégélienne, se lève, voici plus de cinquante ans, au milieu des applaudissements d’une jeunesse d’élite, car sans doute vous ne refuserez pas ce titre à cette forte génération qui était descendue dans les profondeurs de Kant, qui avait comparé Fichte, Schelling, Jacob, qui avait chanté et manié l’épée de Kœrner, qui avait vécu, pensé, senti des sentiments, des idées, de la vie de Schiller et de Gœthe ! Eh bien ! toute cette génération privilégiée et vigoureuse a regardé l’hégélianisme comme un immense système, système contestable et même pernicieux, suivant les uns, admirable de vérité et de lumière suivant les autres, mais, suivant tous, œuvre de génie, doctrine de premier ordre. Bien plus, cette doctrine n’a pas seulement obtenu la rare fortune de subjuguer l’Allemagne à l’une de ses plus brillantes époques intellectuelles, elle a envahi la France, l’Italie, l’Amérique, même l’Angleterre ; elle a eu des représentants plus ou moins illustres dans tout l’univers civilisé ; elle en a eu pendant plus de quarante ans, et vous me dites : Elle n’a jamais été que néant ! Dites-moi, si vous voulez, qu’elle est mourante aujourd’hui, dites-moi même qu’elle est morte et qu’elle ne méritait pas de vivre ! Dites-moi que vous l’avez tuée en combat singulier, mais ne niez point qu’elle ait vécu. Un pur fantôme ne remue pas les intelligences et les peuples d’un bout à l’autre de l’univers durant un demi-siècle.
SCHOPENHAUER
Vous êtes jeune, cher Monsieur, et vous ne savez pas encore qu’il en est des mauvaises philosophies comme des mauvais gouvernements ; on les acclame en raison même de leurs vices. Le pire gouvernement est celui dont on est forcé de dire du bien.
MOI
Très bien ! Mais un gouvernement s’impose, et une philosophie se propose. Hegel n’avait pas, comme Néron, des licteurs pour se faire applaudir de force. Encore une fois, expliquez-moi son succès si universel et si prodigieux.
SCHOPENHAUER
Rien de plus aisé. Je l’explique par un conte espagnol que j’ai lu toujours avec un infini plaisir comme l’apologue le plus complet de l’imbécillité humaine et que je vous prie de méditer pour vous convaincre que le succès, même en philosophie, a presque toujours tort.
MOI
Et la gloire ?
SCHOPENHAUER
La gloire, c’est le bruit de la vie, et la vie est la grande parodie de la volonté, c’est-à-dire, quelque chose qui est encore plus menteur que l’homme. Mais venons à mon apologue.
Un beau jour, un charlatan (de Berlin ou de Paris, le conteur ne le dit point) se trouva fort dépourvu. Ses pitres avaient détalé ; les animaux les plus curieux de sa ménagerie étaient morts : il ne lui restait qu’un pauvre âne boiteux. Mais notre homme, qui avait voyagé, pensa, non sans quelque raison, qu’avec des mots et son baudet, il tromperait assez le public pour lui plaire. Il se mit donc devant sa baraque, et cria : « Entrez, Mesdames et Messieurs, entrez sous cette tente sans pareille ! Vous y verrez un des plus beaux aigles que le monde ait déjà contemplés, un aigle étonnant, le plus miraculeux de tous les aigles, car il a reçu du ciel ce privilège inouï que ses attributs d’aigle, invisibles pour le vulgaire imbécile, sont au contraire très apparents pour les gens d’esprit. » La foule curieuse se précipite, et se trouve d’abord légèrement surprise de se trouver en présence du moins intelligent des quadrupèdes. Mais, comme on lui a persuadé que tous les gens d’esprit doivent voir l’oiseau de Jupiter, chacun croit prouver qu’il est du nombre, en se récriant d’admiration ; on finit même par se le persuader un peu. L’enthousiasme est à son comble. Alors le charlatan, s’adressant à l’assemblée : « Les sots ne peuvent apercevoir sur le corps de ce noble animal que les poils qui grisonnent, mais les gens éclairés doivent discerner au contraire de magnifiques plumes fauves ; les discernez-vous bien ? » — « Oui, oui ! » s’écrient cent voix. « Jouissez-vous du spectacle de ces puissantes serres qu’il n’est pas donné à la multitude de contempler ? » — « Parfaitement. » — « N’est-il pas incontestable pour toute l’honorable compagnie que ce superbe animal a des ailes d’une immense envergure ? » — « Incontestable ! » Cependant il y avait dans l’assistance un homme de sens qui regardait alternativement le baudet, le charlatan et la foule. Tout d’un coup il se prit à dire : « Je veux bien, si vous y tenez, que votre bête ait des ailes, mais il faut avouer qu’elles sont bien petites. » Aussitôt tout le monde d’éclater en un formidable bravo. Le charme était rompu et le charlatan fut ignominieusement chassé de la ville. Comprenez-vous ?
MOI
Je crois comprendre, mais continuez.
SCHOPENHAUER
Eh bien ! l’histoire que je viens de vous conter, c’est précisément celle de votre Hegel et de Schopenhauer. Hegel n’est qu’un charlatan réussi qui a dû son succès à une ruse toute politique. Il avait enseigné dix ans sans obtenir la moindre renommée dans cette pauvre Allemagne où tout professeur devient si vite une gloire. Alors, de désespoir, le pauvre maître d’école méconnu imagina de faire une théorie de l’État-machine, de l’État prussien. Après la revanche de l’État prussien, en 1815, les ministres de Berlin furent enchantés de trouver sous la main un docteur qui donnait une base ontologique, incompréhensible et par conséquent trois fois sacrée, à toutes leurs petites scélératesses. La Tugenbund grondait ; les populations allemandes, déçues, se posaient des problèmes inquiétants sur l’origine et les limites du pouvoir. N’était-ce pas une aubaine excellente que de rencontrer juste à point un pédagogue, devenu philosophe, qui faisait de la bureaucratie immobile une manifestation du Grand Pan progressif ? Les ministres allèrent donc en grande pompe aux cours ténébreusement serviles de Hegel. Naturellement un exemple si auguste fut suivi à outrance par les chefs de division, par les chefs et sous-chefs de bureau, par les conseillers intimes, par les hauts titulaires de la police, par tout ce qui avait grade, titre, emploi, pension, et finalement par tous les bourgeois naïfs et rogues de Berlin. Voilà le secret bien simple des abominables triomphes de l’hégélianisme. Le charlatan de la métaphysique avait eu pour complices intéressés les charlatans de la politique. Quant à moi, j’ai été l’intrépide qui s’écrie : « Non, ce n’est pas un aigle que vous voyez là, regardez ses oreilles. » Et aujourd’hui, je vous prie, qu’est devenue cette philosophie de l’adulation universelle destinée à rallier aux ministres tous les boutiquiers de la Prusse ? Où sont ses disciples dans la jeunesse ? On m’a assuré que, dans tout Berlin, il n’y a plus, sauf deux ou trois cuistres de l’Université, qu’une personne qui admire et lise Hegel : c’est le barbier d’Unter den Linden.
MOI
J’aurais mauvaise grâce à défendre Hegel devant celui qui a si fort contribué à la ruine de ses vastes théories. Je reconnais qu’elles ne recrutent plus guère de partisans dans les générations qui arrivent à la vie et qui les trouvent désormais stériles. Mais estimez-vous que ces réactions violentes contre des doctrines hier encore prépondérantes soient toujours équitables et qu’il soit légitime de s’y rallier sans examen ? Si nous prenons pour juges ces générations nouvelles dont vous invoquez le témoignage avec tant de complaisance, ne craignez-vous pas qu’elles ne soient disposées en général à condamner, bien plus à dédaigner non seulement Hegel, mais toute métaphysique, mais toute philosophie, y compris la vôtre ?
SCHOPENHAUER
Erreur, mon cher Monsieur, double erreur ! D’abord, vous avez dû entendre discuter à peu près partout la proposition fondamentale de ma philosophie, à savoir que « le monde est une volonté énorme qui fait irruption dans la vie ». Vous me faites signe que je ne me trompe pas. J’en étais sûr. Tenez, c’était hier ma fête. Voyez quelle charmante bimbeloterie de souvenirs m’a été envoyée, à cette occasion, de tous les recoins de l’Allemagne, voire même de cet affreux pays, pourri par les bureaucrates et par l’Université, qu’on appelle la Prusse. Ce beau vase de vermeil m’arrive en droite ligne de Berlin. Ne dirait-on pas un saint ciboire où je pourrais communier avec Bouddha ? Je vous le dis en toute naïveté, il y a de par le monde de bonnes gens qui désirent ma mort... pour pouvoir me canoniser ; et, n’était la police du cimetière, je ne garantirais pas que l’on ne fit des reliques avec mes vieux os.
MOI
Ces reliques-là en vaudraient bien d’autres. Cependant, si vous me permettez de vous parler avec une franchise philosophique qui n’offense jamais les sages, je vous avouerai que j’ai trouvé beaucoup de curiosité à l’endroit de vos doctrines, mais que je n’ai vu de passions bien ardentes qu’autour des études spéciales et principalement des études physiologiques.
SCHOPENHAUER
Tant mieux ! c’est ce qui prouve que je triompherai. Il faut que l’Allemagne comprenne Bichat pour me comprendre. La métaphysique semble mourir aujourd’hui ; elle ne meurt pas, car rien ne meurt, la naissance et la mort n’étant qu’une illusion comme la vie elle-même : elle ne meurt pas, elle mue. La vraie métaphysique, celle que j’ai entrevue en sondant les abîmes de la liberté absolue, c’est-à-dire de la liberté qui plane au-dessus de toute causalité, c’est le lien de l’expérience interne et de l’expérience externe, c’est le sentiment profond de cette volonté indivisible, indéfectible, immuable qui se perçoit elle-même dans l’homme, quand l’homme lui-même se désintéresse du vain tourbillon des causes et des effets, et qui est aussi le substratum, deviné par votre esprit, de tous les phénomènes physiques et physiologiques. Il faut donc que les sciences expérimentales aient leur jour pour que ma philosophie ait le sien.
MOI
Il y a peut-être plus de Hegel que vous ne pensez dans vos propres doctrines, vous raisonnez sur la volonté à peu près comme il raisonne sur l’esprit ; et il me semble que votre système a pour première assise la doctrine métaphysique de Leibniz, la doctrine de la Force, et pour coupole un panthéisme qui ne diffère pas essentiellement de celui que vous critiquez.
SCHOPENHAUER
De grâce, cher Monsieur, ne me comparez pas à Hegel, sous ce vain prétexte que nous sommes tous deux panthéistes. Au fond, je ne suis pas panthéiste, je suis bouddhiste ; dans tous les cas, Hegel n’est que le panthéiste de l’intelligence, c’est-à-dire du vide ; je suis, moi, le panthéiste du cœur, c’est-à-dire le philosophe de l’être véritable, de l’être plein et intégral. Quant à Leibniz, j’avoue mes rapports avec lui ; la philosophie de la force est l’antécédent de ma philosophie de la volonté : la volonté, c’est la force vue là où se révèle toute force, dans le fond tranquille et éternellement lumineux de notre âme. Seulement, si j’accorde au prédécesseur éminent de Kant sa notion de la substance, je ne lui accorde rien de plus ; et surtout son optimisme me fait horreur.
MOI
Remarquez pourtant que l’optimisme est la conséquence très directe du principe de la raison suffisante, et que, dans le système de Leibniz, l’idée de raison suffisante et l’idée de force ne sont qu’une seule et même idée.
SCHOPENHAUER
Vous saisissez parfaitement la liaison intime des diverses théories qui constituent le système de Leibniz ; mais ce que vous venez de dire ne prouve qu’une chose, c’est que l’optimisme n’est pas un vain détail, une superfétation insignifiante dans ce système ; il en est l’expression souveraine, et c’est pourquoi il y a une absolue différence, au fond, malgré quelques vues communes entre Leibniz, qui est essentiellement optimiste, et moi, qui m’honore d’être essentiellement pessimiste.
MOI
Vous en voulez donc beaucoup à l’homme ?
SCHOPENHAUER
À l’homme, non, mais à la vie. Je suis pessimiste, je ne suis pas misanthrope ; au contraire, j’ai voué toute ma haine à l’optimisme, parce qu’il déshonore et énerve l’homme, en lui persuadant qu’il n’y a pas de mal à combattre, que tout est justifiable, légitime, nécessaire, tout, excepté l’effort, qui est le commencement de la vertu, et le sacrifice, qui en est la consécration. L’homme, comme vous le disiez tantôt, est surtout médiocre ; mais remarquez qu’il lui suffit d’être faible, de se laisser aller aux influences extérieures, de céder à la vie, en un mot, pour qu’il s’enfonce dans la sombre région du mal. Donc, la vie, c’est le mal. La vie, c’est le voile qui cache l’être ; c’est le poids qui entraîne la volonté ! La vie, c’est la déchéance, c’est le grand péché originel ! Un être tant soit peu meilleur que l’homme ne pourrait un seul instant en tolérer les misères, les ombres, les petitesses infâmes. Aristote a écrit ceci : « La nature n’est pas divine, elle est démoniaque. » Ce que nous pourrions traduire ainsi, nous autres : « L’enfer, c’est le monde. » Ah ! les vieux fakirs saintement immobiles de l’Inde le savaient bien, et les moines adorablement implacables du moyen âge ne l’ignoraient pas. Ceux-ci détestaient si énergiquement la vie que la morale se résumait à leurs yeux dans un seul mot : mortification. Les autres faisaient mieux encore : ils vivaient comme ne vivant point dans la méditation tranquille et silencieuse du Nirvâna, c’est-à-dire dans l’extase de l’anéantissement !
MOI
Je comprends à présent pourquoi vous avez si souvent célébré le bouddhisme et le christianisme.
SCHOPENHAUER
Oui, le bouddhisme et le christianisme sont les deux seules religions vraiment religieuses de l’humanité, car tous deux ont glorifié le culte de la douleur, car tous deux ont les saintes amertumes, car tous deux proposent des dogmes qui font frissonner toute chair vivante ! Aujourd’hui sans doute des néo-chrétiens fades, envahis par l’esprit bourgeois et efféminé du siècle, grattent comme une rouille cette vieille couleur sacrée d’un culte de sacrifice, pour en faire une misérable dévotion d’amour ; ils renoncent à tout ce qui est terrible et profond, à la prédestination, à la grâce, au caractère diabolique des choses ; ils se séparent de ce grand Luther effaré, qui, même en rêve, luttait encore contre l’ange du mal ; il leur faut des mignardises bigotes et un ciel doucereux, où l’on arrive par des chemins faciles. Ah ! les corrupteurs ! combien de consciences n’ont-ils pas énervées avec leurs béates idylles ! Ils ont tout perdu autour d’eux, parce qu’ils se sont laissé perdre eux-mêmes, non seulement par la fausse mansuétude de nos temps amollis, mais encore par un livre essentiellement fatal, par le livre de la suprême erreur, par le livre des Juifs. Les Juifs ! maudits soient-ils ! ils sont pires encore que les hégéliens !
Schopenhauer avait prononcé ces derniers mots avec un accent tout particulier et qui attira vivement mon attention. Une grimace presque sauvage plissait son large front. Je ne pus m’empêcher de sourire un peu d’une si étrange sortie, et je me hasardai à lui dire : « Il paraît qu’ici les philosophes sont comme les bourgeois ; ils n’aiment pas les israélites. » —Ce mot mit le comble à son exaspération. « Ils n’aiment pas les israélites, dites-vous, et ils ont mille fois raison ! C’est Moïse qui a écrit cette phrase partout répétée depuis lui, que Dieu, après la création, jeta un regard sur ce monde, et trouva que tout y était bien. Panta ta kala. Ah ! le vieux bon Dieu de Moïse n’était certes pas difficile ! » Et il se mit à arpenter son cabinet, dans sa grande robe de chambre, en murmurant à travers ses dents serrées : « Panta kala ! Panta kala ! » Puis, se tournant vis-à-vis de moi et étendant la main avec un geste qui me sommait de répondre :
« Voyons ! vous avez trente ans au moins ; vous avez traversé les événements et les hommes au milieu des soubresauts de la France ; vous avez vu des hégéliens ; vous avez subi la vie : eh bien ! la main sur le cœur, dites-moi si ce Panta kala ne vous semble pas une atroce plaisanterie. Voyons, suivant vous, le monde, avec tous ses ingrédients, est-il beau ? L’homme est-il beau ? répondez sans phrases ; répondez oui ou non. »
MOI
Je réponds oui, sans phrase ; oui, il est beau, car il peut le devenir. Sans doute, si l’on ne considère que les choses présentes, on trouve en haut de l’échelle quelques rares et éclatantes vertus ; en bas des perversités abominables : entre les deux, quelque chose d’indéterminé, d’immense, de flottant, qui ne mérite pas de nom. Mais ce quelque chose d’indéterminé, cette masse énorme et qui n’a aucun caractère propre, parce qu’elle peut tous les revêtir, c’est l’argile intelligente et morale que nous avons, nous autres philosophes, savants, politiques, à sculpter sur le modèle de l’éternelle justice. En ce qui me concerne, je ne justifie point les crimes et les faiblesses, sous prétexte que le progrès y trouve son compte ; j’ai plus d’une fois maudit certaines choses de mon siècle ; mais je vois déjà poindre dans un avenir certain l’image de l’humanité transformée et, pour ainsi dire, créée de nouveau par ce qu’il y a en elle de meilleur ; et, à ce titre, je dis qu’il vaut la peine que l’on vive pour elle ; et, à ce titre encore, je sens que l’existence humaine a sa beauté, puisqu’elle a ses devoirs.
SCHOPENHAUER
Ah ! ah ! je vois que vous êtes, comme on dit chez vous, un homme de 89 ; que vous croyez naïvement aux révolutions populaires : nous aurons quelque peine à nous entendre. Votre révolution a eu des élans sublimes, et c’est pour cela surtout qu’elle a avorté ; celle que nous avons tentée, ici même, il y a dix ans, était assez bête, assez bourgeoise, je pense, pour réussir, et cependant elle est devenue ce que vous savez ; tout le monde s’en est moqué, même M. de Manteuffel. Le tempérament moral des individus ne change jamais ; comment celui des peuples se transformerait-il ? Mais laissons de côté des espérances humanitaires qui ont l’avantage de vous donner un motif de vivre, et venons à quelque chose de plus sérieux. Pensez-vous avec Leibniz que le monde réel est le meilleur des mondes possibles ?
MOI
J’ai déjà bien de la peine à connaître tant soit peu le monde réel, et je n’ai pas l’honneur de connaître les mondes possibles. Donc je ne puis savoir si nous occupons, dans leur hiérarchie, la première ou la deuxième place, ni même s’ils forment une hiérarchie ou plutôt une échelle comme l’a rêvée Leibniz. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste ; j’ignore.
SCHOPENHAUER
Eh bien ! moi, je suis plus avancé ou moins sceptique que vous, et je déclare formellement que notre monde est le plus mauvais des mondes possibles.
MOI
Et vos preuves, s’il vous plaît ?
SCHOPENHAUER
Vous croyez m’embarrasser ? Nullement, j’ai entre les mains un argument sans réplique. Regardez à cette fenêtre, là, sur le quai. Vous voyez passer ces bourgeois affairés, ces ouvriers courbés sous leurs instruments ; dites-moi ce que tous ces gens-là roulent au fond de leur esprit obscur ! Vous trouvez que ma question est bien complexe. Eh ! mon Dieu ! non. Vous le savez aussi bien que moi, le souci qui mène tous ces gens-là, le souci qui les pousse au travail dès le matin, et qui les y enchaîne encore au crépuscule, le souci qui tenaille sans cesse le cerveau... de ceux qui en ont, c’est tout simplement, tout prosaïquement, le souci de vivre. Oui, c’est pour un morceau de pain que tous ou presque tous usent leurs forces, épuisent la sève de leurs facultés. Ah ! vous me parliez tout à l’heure de je ne sais quelle recherche sublime d’un but suprême de justice et de liberté ! Enfant, laissez-moi vous donner ce nom, puisque je pourrais être votre aïeul, enfant, il s’agit bien de cette question parmi les hommes ! La question universelle, la question inexorable qui se dresse devant eux de toutes parts est celle-ci : « Comment me nourrirai-je, moi et les miens ? »
Science, politique, industrie, agriculture, guerre, diplomatie, tout se rapporte de près ou de loin à ce but à la fois vulgaire et terrible de la nutrition, j’ai presque dit, de la mastication. L’humanité par ses millions de bras, aidés de millions d’engins, lutte à toutes les heures, sous tous les soleils, contre la nature rebelle pour lui arracher... quoi ? une pâture qui ne suffit qu’à grand-peine et d’une façon misérable, à la moitié de l’espèce. Puis, quand elle est là, cette pâture, le grand troupeau se précipite avide, éperdu, furieux, chacun menaçant du croc son voisin trop pressé. — « À moi ce lambeau, car il faut que je mange ! » hurle chaque nation, et voilà la guerre, la guerre, fille du besoin, éternelle comme la famine ; et, au sein de chaque nation, les provinces, les classes, les villes, les familles, sollicitées par le même aiguillon brutal du ventre, — malesuada fames ! — voudraientse ruer, à l’instar des nations, les unes sur les autres, et, ne pouvant se tuer ouvertement, de haute lutte, s’assassinent, pour ainsi dire secrètement, par une exploitation réciproque où chacun cherche à vivre de la substance même de son semblable. « Et il y en a parmi eux, dit l’Écriture, qui dévorent les hommes comme on dévore du pain. »
Prenez maintenant le règne animal, vous y trouverez la même loi effrayante. L’existence de la bête est tout entière dans ces quatre choses : tuer, manger, digérer et dormir. Dormir, c’est-à-dire réparer ses forces de la veille pour tuer le lendemain. Quant à la plante malgré son apparente candeur —, c’est bien pire encore. Elle ne se déplace pas, elle n’a pas de sens à exercer ; elle consomme toujours, elle mange, c’est-à-dire elle détruit incessamment, car elle n’a qu’une seule fonction, une fonction où elle s’épuise, celle de la nutrition, la reproduction étant au fond une forme de la nutrition.
Et ne croyez pas, mon cher Monsieur, que je vous dis tout cela en façon d’élégie. Je constate l’universelle exploitation, l’exploitation armée de tous par chacun et de chacun par tous, mais je ne déclame point contre elle ; encore une fois, elle est une suite inflexible de la nature des choses. Toutes les espèces animales et végétales, y compris l’espèce humaine, sont tellement dénuées des moyens de se suffire à elles-mêmes, elles sont condamnées à un tel désir et à une telle difficulté de vivre, que chaque être lutte forcément, pour arracher à autrui, de la griffe ou de la dent, son lambeau de vie : ce n’est pas seulement l’homme qui guerroie contre l’homme et la bête contre la bête. Non, dans la forêt tranquille qui paraît rêver à l’écart, dans la prairie qui réjouit le regard du poète, tout est guerre intestine, extermination implacable, d’arbre à arbre, de brin d’herbe à brin d’herbe, de fleur à fleur. Chaque racine s’étend silencieusement dans l’ombre pour voler à sa voisine l’atome nourricier. La mousse et le lierre s’enlacent autour du chêne pour lui sucer sa sève. Regardez cette pauvre plante desséchée et pâlie, elle a été étouffée, elle a été tuée par celles qui l’entouraient de leur foule jalouse. Ah ! mon cher Monsieur, les plantes sont toutes plus féroces encore que les hommes, et je ne puis passer dans les bois sans horreur, il en sort des exhalaisons de meurtres continuels.
Voilà des faits constants, voici comme je raisonne sur ces faits. Les êtres sont obligés de se servir de toutes leurs facultés pour se maintenir dans l’existence, et encore n’y parviennent-ils qu’à grand-peine et par une guerre universelle ; donc s’ils avaient un seul degré de moins de forces, ils n’y parviendraient pas ; donc si le monde était encore un peu plus imparfait qu’il n’est, il ne pourrait être ; donc le monde que nous voyons est le plus mauvais des mondes qui peuvent être. Que répondez-vous à cette argumentation ?
MOI
Elle est excellente en sa forme. Seulement vos prétendus faits constants sont ce qu’il y a de plus contestable. Je nie complètement que le souci de vivre soit le seul mobile de l’homme. Je crois notamment que, aux époques de révolution, ce souci est oublié ou mis en seconde ligne, non seulement par quelques hommes, mais par tout un peuple soudain rempli d’une pensée généreuse. Avez-vous étudié le peuple de Paris à ces grandes dates ?...
SCHOPENHAUER
Prenez garde, c’est le publiciste qui parle en ce moment par votre bouche, ce n’est plus le philosophe ; et moi-même, quand on me parle de révolution, je ne raisonne plus, votre enthousiasme et ma frayeur ne pourraient pas s’entendre. Vous n’acceptez pas le principe de mon raisonnement ; cela suffit ; pour le justifier, il faudrait que je reprisse toute ma psychologie. Je vous renvoie à mon grand livre. Mais vous savez mon secret et je ne sais pas le vôtre. Je serais infiniment curieux d’apprendre de votre bouche, puisque vous n’êtes ni précisément hégélien, ni précisément anti-hégélien, ce que vous pensez du système que j’ai renversé et de moi qui l’ai renversé.
MOI
Suivant mon opinion, Kant a fait dans l’ordre philosophique ce que la révolution française a fait dans l’ordre politique. La révolution a dégagé le droit idéal de tout ce qui n’est pas lui pour le faire régner sur la société humaine ; Kant a dégagé ou du moins essayé de dégager la raison pure de tout ce qui n’est pas elle, pour la faire régner sur la science humaine.
SCHOPENHAUER
Parfaitement, mais j’ajoute par voie d’amendement qu’il n’a bien vu la vérité, ou du moins qu’il ne l’a bien rendue que dans son édition de 1781.
MOI
Ce qu’il y a de vrai et de substantiel à mes yeux dans le kantisme, c’est que la raison pure, bien loin de saisir l’essence même des choses comme l’a cru Descartes, ne perçoit ni les qualités, ni les êtres.
SCHOPENHAUER
Parfaitement ! optimissime ! Mais que conclure de là ?
MOI
Kant aurait dû en conclure que la raison a pour objet de simples relations, mais des relations d’un ordre particulier, des rapports nécessaires et absolus, et cette découverte l’eût mené fort loin, si je ne m’abuse.
SCHOPENHAUER
Où cela, je vous prie ?
MOI
Elle l’eût mené à reconnaître que les principes de la raison pure, n’étant que des rapports, sont toujours subordonnés, dans leur apparition, à la connaissance de plus en plus intime des termes que ces rapports unissent. Or cette connaissance nous est donnée par l’expérience intime, par la conscience de notre propre être. Par conséquent, la conscience s’analysant toujours elle-même à une plus grande profondeur, la raison pure n’est point du tout immuable, comme le croient les cartésiens et leurs disciples actuels, elle est essentiellement progressive, en vertu même de sa fonction, ou plutôt elle est le théâtre nécessaire d’une éternelle révolution.
SCHOPENHAUER
Oui, d’une éternelle révolution, par conséquent d’un éternel mensonge ; oui, j’accepte vos prémisses, la raison est vivante, la raison est soumise à la loi de la transformation, et elle est elle-même transformatrice. Or la vie n’est qu’une apparence ; donc la raison n’est qu’une faculté d’apparence, elle appartient au domaine de Maïa : c’est la volonté qui sait tout, c’est la volonté qui est tout !
MOI
Telle est la conclusion qu’il vous plaît de tirer de mes prémisses. Pour moi j’en tire une autre : c’est que si la raison est soumise, dans son fond même, à une suite de révolutions, ces révolutions dans les profondeurs même de notre être, et pour ainsi dire, dans le noyau même de notre intelligence doivent devenir le principal objet de la philosophie ; la philosophie, à ce point de vue, n’aurait pas seulement à modifier un grand nombre de solutions, et à élargir ses méthodes, elle aurait à changer le cadre même de ses questions ; et en devenant la doctrine suprême du vrai progrès, elle redeviendrait ce qu’elle a été jadis, le lien encyclopédique des connaissances humaines.
SCHOPENHAUER
Votre plan a sa grandeur, seulement il me paraît chimérique ; mais quelle est ma place et celle de Hegel au milieu de toutes vos constructions historiques ?
MOI
Attendez. Kant, trompé par certains préjugés dans le détail desquels je ne veux pas entrer, ne démêla point la conséquence directe et féconde de son propre système, je veux dire, la puissance qu’a la raison pure d’être la grande transformatrice de tous les modes de l’activité humaine en étant la transformatrice d’elle-même, en créant d’époques en époques des axiomes nouveaux. Ce sera suivant moi l’éternel honneur de Hegel d’avoir jusqu’à un certain point dégagé cette conséquence.
SCHOPENHAUER
Allez, allez dans votre dithyrambe, je serai patient, car l’hégélianisme est mort, je le sens ; faites son oraison funèbre, elle ne le fera pas revivre.
MOI
Je l’espère bien. Il faut que l’hégélianisme se décompose et meure pour léguer au monde les éléments de vérité immortelle qu’il contient au milieu d’erreurs sans nombre. Son fondateur a très bien vu qu’il y avait dans la raison un mouvement interne, une perpétuelle puissance de faire jaillir d’elle-même, à certaines heures, ces axiomes nouveaux dont je vous parlais tout à l’heure et que j’appellerai, si vous le voulez bien, axiomes moyens pour les distinguer des axiomes proprement dits, de ces grandes formules vides qui ne produisent aucune direction déterminée de l’intelligence humaine, puisqu’ils s’accommodent de toutes. Seulement il s’est imaginé que les idées successives de la raison devaient être le simple développement logique les unes des autres, il les a cherchées non dans l’histoire qui seule peut les révéler, mais dans une scolastique arbitraire et creuse qui ne pouvait être qu’une manière de jouer sur les mots.
SCHOPENHAUER
Allez donc jusqu’au bout de votre pensée ! dites donc que l’hégélianisme n’est qu’une philosophie de calembours.
MOI
Il faut donc reprendre le grand travail des hégéliens sur le progrès intime de la raison pure, mais il faut le reprendre tout à nouveau, en dehors de leurs illusions. Si la raison a une histoire qui explique toutes les autres parties de l’histoire, il ne faut point la chercher dans des a priori scolastiques, mais dans l’histoire elle-même. C’est ainsi, suivant moi, que la philosophie sera renouvelée, et, au lieu de n’être qu’une petite spécialité psychologique, comme elle l’est en France, ou une scolastique panthéiste, comme elle l’est en Allemagne, apparaîtra enfin dans son véritable rôle de guide ou plutôt d’excitatrice souveraine du mouvement humain. Vous avez réagi contre l’hégélianisme, vous avez contribué à le tuer ; c’est ainsi que vous permettez aux hommes de recueillir le legs précieux qu’il laisse derrière lui. C’est là un service dont nous vous devons une profonde reconnaissance. Vous avez cru raturer Hegel ; vous avez démontré du moins qu’il n’est qu’une préface à une nouvelle philosophie ; et l’idée fondamentale de cette nouvelle philosophie sera l’idée de Révolution.
Schopenhauer bondit un peu sur son fauteuil à ces derniers mots ; puis il passa la main sur son front et se recueillit quelques minutes. Je ne voulais pas prolonger indéfiniment l’entretien ; je le remerciai de la conférence qu’il avait bien voulu m’accorder ; il me répondit par quelques formules de courtoisie, mais il semblait poursuivre en lui-même, tout en me parlant, une sorte de dialogue intérieur. J’allais franchir le seuil, lorsqu’il me dit, d’un ton qui me frappa :
« Ce que vous avez appelé les axiomes seconds est ingénieux, et vos idées, quoique fort contraires à la vérité telle que je la conçois, se lient avec rigueur. Oui, si la vie n’est pas un contresens et une déchéance, la révolution est tout, enveloppe tout, et elle peut devenir une grande métaphysique. Seulement, si vous continuez vos méditations, n’oubliez pas mon dernier mot : le grand problème, ce n’est pas celui du bien, c’est celui du mal. Défiez-vous des métaphysiques douceâtres. Une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de dents et le cliquetis formidable du meurtre réciproque et universel, n’est pas une philosophie. »
Frédéric MORIN, Une visite à Schopenhauer (Revue de Paris, 19-12-1864)