Les tribulations du jeune Arthur
A quinze ans, Schopenhauer part sur les routes d’Europe. Un voyage initiatique où il découvre en même temps la beauté du monde et l’insondable tristesse de la vie.
Vers la fin de notre existence, disait Arthur Schopenhauer, chacun de nos jours nous donne une sensation du genre de celle que peut éprouver le criminel à chaque pas du chemin qui mène au gibet... Mais que de détours pour en arriver là ! Et quel fabuleux roman d’apprentissage que celui que nous sommes tous amenés à écrire dès lors que nous prenons conscience de nous-même, de notre irréductible singularité et de cette insatiable curiosité qui nous pousse à scruter chaque recoin de la prison où, sans que nous le sachions encore, un mauvais démiurge se prépare à nous torturer.
Ce roman d’apprentissage débute pour le jeune Arthur à quinze ans lorsque son père lui propose un voyage de deux ans à travers l’Europe, voyage au terme duquel il entrera comme apprenti chez un grand négociant de Hambourg. Arthur accepte tout en enrageant : une carrière commerciale ne le tente pas et ce voyage ressemble trop à une sortie dans la cour de la prison : quelques petits tours en rond et retour au trou.
Il se félicitera cependant quelques années plus tard de l’initiative de son père : « Mon esprit, écrit-il, fut nourri et véritablement enseigné par l’intuition des choses (...). Je me réjouis particulièrement que cette formation m’ait habitué très jeune à ne jamais me contenter du simple nom des choses, mais à en préférer la vue et l’approche ; ce pourquoi je n’ai jamais couru le risque par la suite de prendre les mots pour les choses. »
Et voilà donc, à quinze ans, le jeune Arthur sur les routes d’Europe. Observateur sarcastique, il tient un journal de bord. En Bohème, lorsqu'il rencontre sur un bac une aveugle qui lui raconte qu’elle a eu les yeux gelés lors de son baptême, il note sèchement : « Elle a dû payer cher le plaisir de voir le Christ. » Il n’apprend pas seulement à lire dans le grand livre de l’univers, il se penche aussi sur les livres de compte de l’humanité. Son verdict est tranchant : « Le monde est de toutes parts insolvable. »
Il se compare à Bouddha, saisi dans sa jeunesse par la détresse de l’existence en voyant un infirme, un vieillard et un agonisant. Il rejette les dogmes juifs - ce qu’il exècre dans le judaïsme, c’est son optimisme - et se persuade de plus en plus que « ce monde ne peut pas être l’œuvre d’un être infiniment bon, mais bien celle d’un diable qui a appelé les créatures à l’existence pour se repaître à la vue de leurs souffrances. » La philosophie schopenhauerienne prend forme lors de ce voyage : l’existence est une éternullité, oscillant entre l’infini de la souffrance et la fatalité de l’ennui.
L’infini de la souffrance, Arthur en reçoit le choc en assistant à des pendaisons, en visitant des asiles d’aliénés, en se rendant au bagne de Toulon où croupissent six mille galériens. Nous sommes tous, notera-t-il plus tard, les galériens de la volonté de vivre qui nous traverse. Contre toute raison, nous sommes enchaînés à une pulsion aveugle d’auto-affirmation. Ce « vouloir-vivre » sera la cible de ses sarcasmes.
Misère du monde. Mais aussi beauté du monde : il s’extasie sur la splendeur des couchers de soleil dans les Alpes ; il est fasciné par la disparition de l’individu devant l’omnipotence de la nature. Souffrance pour les individus, propagation pour l’espèce, tel est le message que lui délivre la contemplation de la nature.
Ce qui exalte le jeune Arthur, ce sont les excursions en montagne. A trois reprises, au cours de ce voyage, il gravira des sommets : d’abord le Chapeau près de Chamonix, puis le Pilate et enfin la Schneehoppe des Monts des Géants. Il y expérimente une métaphysique de l’altitude. Celui qui tient tête à la nature s’affirme dans une solitude héroïque. Il pressent déjà que cette solitude sera son destin. Plus tard, dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, il comparera l’humeur sombre du génie à la cime du Mont Blanc.
Mais le jeune Arthur n’est pas dupe de la beauté du monde : elle ne rachète en rien la tristesse de la vie. Il écrit : « Un optimiste m’ordonne d’ouvrir les yeux, de plonger mes regards dans le monde, de voir combien il est beau, à la lumière du soleil, avec ses montagnes, ses vallées, ses fleuves, ses plantes, ses animaux, etc. Mais le monde est-il un panorama ? » Non, le monde n’est pas un panorama et il est, en outre, peuplé d'individus - nos compagnons de souffrance -dont la compagnie est presque toujours affligeante. « Plus je vois les hommes, moins je les aime ; si je pouvais en dire autant des femmes, tout serait pour le mieux... » conclut Arthur.
Au terme de ces tribulations, comme il l’avait promis à son père, Arthur entreprit des études de commerce, fier pourtant d’avoir pu, « à l’âge où l'intelligence s’éveille et s’ouvre aux impressions du dehors, se nourrir de la vision des choses ». Il préféra toujours l'expérience au savoir livresque et tourna en ridicule « cette manie de lecture chez la plupart des savants », manie qui n’est qu’une façon de fuir leur propre vide.
Quelques mois après ce voyage, le père d'Arthur se suicida. S’estimant libéré de sa promesse, notre jeune philosophe prit une autre décision : « La vie est un dur problème, j’ai résolu de consacrer la mienne à y réfléchir. » De cette réflexion, la pensée européenne allait sortir radicalement métamorphosée : le nihilisme avait déchiré les oripeaux de la raison, brisé les idoles du progrès, mis en pièces les idéalismes. Avant Schopenhauer, il y avait encore des rêves et des illusions. Après lui, il n’y eut plus que des sarcasmes et une folle aspiration à se délivrer des chaînes de l’existence.
Extraits du Magazine Littéraire, janvier 1995 (R. Jaccard)