Adèle Schopenhauer ou le fantôme meurtri
Extraits de la préface du Journal d’une solitaire, Adèle Schopenhauer, 1989, PUF.
Arthur Schopenhauer avait coutume de dire que, si chacun commençait par s’observer, il reconnaîtrait en lui les penchants, les passions, les vices et les faiblesses qui caractérisaient déjà son père, voire même ses aïeuls. En vain cherchera-t-on chez Adèle Schopenhauer, la sœur du philosophe, les symptômes d'une lignée d'irascibles, de rouspéteurs et de véhéments (leur père, Floris Schopenhauer, hanté par le souvenir de ses deux frères, internés dans un asile, et de sa mère, devenue folle après son veuvage, sombra dans la dépression et se tua en 1806 en tombant du grenier sans qu’on sût s'il s'agissait d'un accident ou d'un suicide). Dans cette généalogie trois fois éclaboussée par la folie, Adèle Schopenhauer fait figure de nonne flegmatique, comme si son aîné avait raflé tout ce que l'héritage idiosyncrasique contenait de démence et de génie, de violence et de passion.
Dans ce Journal, tenu entre sa vingt-sixième et sa vingt-neuvième année (elle était née en 1797 à Hambourg), Adèle joue pianissimo toute la gamme des angoisses, des obsessions et des révoltes qui poursuivirent son père d'abord, son frère ensuite. Chaque page exprime l'intuition de ce qu’Arthur résuma en ces mots : « La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. » Ce sont les carnets d'une jeune femme laide, promise à la solitude rance de la vieille fille, et qui se berce, pendant quelques années encore, d'illusions amoureuses. Elle sait pourtant que l'inéluctable la guette, qu'elle ressemble à un jardinier en train de veiller une fleur qui « s'affaisse sur elle-même ».
Grande, osseuse, la chevelure jaunâtre, les yeux bleus sortant de leur orbite, la large bouche découvrant ses dents chevalines, Adèle aggravait ses défauts physiques par un parler solennel, des manières distantes et affectées, et une habitude saugrenue de s'inventer une jeunesse dissipée. Dans le salon où Johanna Schopenhauer, romancière notoire, servait du thé et des tartines beurrées à Goethe et à quelques célébrités artistiques de Weimar en leur recommandant de ne pas s'effrayer à la vue de sa fille, si peu favorisée par la nature, Adèle se tenait dans un coin discret et faisait des découpages de silhouettes. Elle commentait parfois les œuvres de Byron avec Goethe; parfois se flattait d'être une patriote hostile aux Anglais, une façon de narguer son frère absent — Arthur répéta toute sa vie que la bêtise, la vénalité et la bassesse de ses concitoyens l'écœuraient — et son défunt père, cosmopolite convaincu, dont l'unique hobby avait été la lecture du Times au petit déjeuner. Et comme pour parfaire ce portrait de la bigote pédante et nationaliste qu'au fond elle n'était pas, Adèle créa avec des amies l' « Ordre de l'Espérance ou Alliance des sœurs », dont le but avoué était de venir en aide aux invalides et aux veuves de guerre, mais qui procurait avant tout à ces jeunes Prussiennes l'occasion de déblatérer contre la « lourdeur d'esprit » des fils d'Albion.
Durant son demi-siècle d'existence, Adèle Schopenhauer connut deux grandes amitiés, l'une paisible, l’autre tumultueuse, toutes deux empreintes d'un saphisme troublant. Sibylle Mertens-Schaafhausen, rencontrée à Cologne en 1828, fut pour la vieillissante Adèle une compagne silencieuse, dévouée, représentant à la fois l'image de la bonne mère et celle d'un père attentif : elle faisait, au dire d'Adèle, des « vers très audacieux, presque comme un homme », et cultivait l'humour et l'ironie à la manière d'un « jeune homme très pur ».
Avant de s'accrocher à cette amitié sereine, Adèle avait connu une période agitée : les années de jeunesse où elle vouait à Ottilie von Pogwisch, la belle-fille de Goethe, un amour non dépourvu d'ambiguïté. De nombreux passages de son Journal sont destinés à cette amie, qui tenait le rôle de la mauvaise mère, était le double de Johanna Schopenhauer, frivole, despotique, exigeant de la part d'Adèle des sacrifices. C'est ainsi qu' Ottilie s'appropria Ferdinand Heinke, un chasseur de Lützow blessé et trouvé évanoui dans le parc de Weimar. Les deux amies se disputèrent l'amour du chevalier; Ottilie usa de son charme, Adèle se consola en endossant l'habit noble du renoncement : « Ottilie était la représentante de Heinke sur terre (...). Lorsque Ottilie commença à se sentir moins heureuse, ma force déclina ; lorsqu’elle se mit à souffrir de plus en plus, lorsque son courage se brisa, mon cœur se brisa, et je regardai avec mélancolie autour de moi en quête de secours. »
Quelques années passèrent, puis le même drame se répéta : en 1824, Charles Sterling se présenta chez Goethe avec une lettre de recommandation signée de la main de Byron. Adèle et Ottilie s’éprirent du « jeune homme démoniaque ». Charles Sterling choisit de se confier à Adèle, qui n’en était pas dupe pour autant : « Je vois trop naïvement dans ces expressions enflammées, notait-elle dans son Journal, que seul son amour pour Ottilie, et non pour moi, le fait écrire. »
De même qu’elle ne parvenait pas à suivre l’exemple d’Arthur et rompre le cordon ombilical qui la rivait à sa mère, de même Adèle ne réussit que dans l’âge mûr à se dégager du nœud qui la liait à Ottilie. Elle ne s’amourachait d’un homme que mue par le pressentiment d’une rivalité possible avec la belle-fille de Goethe (et dans l’espoir d’être l’agneau sacrifié par les deux amants réunis). Elle ne s’attachait à un homme qu’avec la permission de son amie, qui lui désignait la proie à saisir. Tout son Journal est le récit de sa passion pour Gottfried Osann qu’elle projetait d’épouser : Ottilie avait un jour émis l’hypothèse que le malheureux Osann éprouvait pour Adèle une inclination aussi extatique que silencieuse. Adèle pressa l’innocent de se déclarer ; Gottfried Osann, poussé dans ses derniers retranchements, s’enfuit. « Qu’ont-ils fait de moi ?, se demande Adèle dans son Journal. J’ai l’impression d’être cette torche avec laquelle un enfant joue et met le feu à la maison — mes amis ne soupçonnent pas ce qu’ils ont fait ; je suis habitée par la profonde et violente conviction que Gottfried m’aime, on me l’a imposée sans peine. »
Adèle joua avec une déconcertante docilité son personnage de jeune femme laide à laquelle ses amies et sa mère cédaient des soupirants dont elles ne savaient comment se débarrasser. Johanna Schopenhauer, toute froufroutante de charité maternelle, voulut abandonner son ancien amant, Müller von Gerstenbergk, à sa fille, et régulariser du même coup une situation qui devenait compromettante. Adèle eut la sagesse de dire non : « Que dieu envoie seulement à ma mère des distractions, ou de l’argent pour se procurer des amusements, et qu’il m’accorde une solitude inviolée. »
Adèle refusa de se prêter à la mascarade, non seulement par dégoût pour Gerstenbergk, mais aussi par loyauté envers son frère qui, en 1813, au lendemain d'une violente dispute avec Müller, avait été chassé de Weimar par Johanna, cette dernière prenant le parti de son amant contre son fils accusateur. Arthur ne revit jamais sa mère qui mourut en 1838, la même année que Gerstenbergk, après avoir, selon l'expression d'une de ses amies, « dévoré la fortune de sa fille sous forme de friandises ». [...]
Dans le Journal d'Adèle, il n'est pas souvent question d'Arthur Schopenhauer ; elle se défendait du sentiment de l'avoir « irrémédiablement » perdu, d'être tenue à distance par ce frère qui aurait dû devenir son guide, et dont elle se sentait proche par une certaine froideur, beaucoup de lucidité, et un grand désabusement : « Tu n'aimes pas les hommes en général, j'en estime très peu », lui écrivait-elle. Arthur avait su « se boutonner » pour vivre et préserver sa tranquillité. Elle avait laissé les choses aller à vau-l'eau. « Je meurs au-dedans de moi », aimait-elle à dire. Son Journal est celui d'une anémique qui n'en finissait pas de perdre son sang, sa vie. Les migraines la tenaillaient ; la mélancolie lui donnait l'intuition du malheur : « Je n'ai aucun plaisir à vivre, je redoute la vieillesse, je redoute la vie solitaire à laquelle je suis sûrement destinée. »
La mort d'Adèle Schopenhauer en 1849 n'était que l'aboutissement d'un désir. Le suicide la hantait depuis près de trente ans ; depuis qu'elle avait eu, à vingt-trois ans, la tentation de mettre fin à ses jours ; depuis ce mois de septembre 1826 où elle avait fait, à Iéna, une chute de voiture qui n'était qu'en apparence accidentelle. En cette année 1849, elle ne mourait pas mais, comme le disait son frère, elle retournait chez elle. Toute sa vie, elle s’était imaginée sous les traits d’un aigle né blessé et gui traversait l’existence comme un fantôme meurtri : « Un aigle gît sur un rocher où il perd son sang; une petite flèche l’a atteint au dos en plein vol, il a poursuivi sa course, toujours plus loin, très longtemps, très haut, jusqu’à ce que tout son sang se fût écoulé goutte à goutte sur la terre. »
Adèle Schopenhauer inaugurait ce « siècle en nervosisme » qui voyait naître Adèle Hugo, Sissi, l’impératrice d’Autriche, et Marie Bashkirtseff, la jeune Russe aux robes blanches ; quatre destins dont l’épilogue se trouve dans cette épitaphe rêvée par Marie Bashkirtseff pour sa tombe : « L’ambition, des espérances inouïes, et pour finir dans un cercueil sans avoir rien eu, pas même l’amour. »