Julius Frauenstädt, l'évangéliste
Julius Frauenstädt fut le principal disciple de Schopenhauer. Il terminait son stage universitaire, quand la question du Rapport de la psychologie à la métaphysique fut mise au concours. Il fit aussitôt quelques recherches préparatoires, mais fut tout étonné, dit-il, de trouver moins de lumières chez les maîtres du jour que dans un ouvrage qui avait paru depuis une vingtaine d'années, et dont on ne lui avait jamais parlé : c'était Le monde comme volonté et comme représentation. Un recueil d'Études et critiques, qu'il publia en 1840, et un article dans le Hallische jahrbücher, de l'année suivante, marquent son évolution définitive. Il disait dans cet article : « C'est le sort des penseurs désintéressés, qui cherchent la vérité loin du bruit et de la foule, d'être ignorés de leurs contemporains. N'est-ce pas ce qui arrive au profond et génial Schopenhauer, dont la doctrine pourrait être, pour maints philosophes de profession, une lumière devant laquelle pâlirait sa propre sagesse ? Du mois d'octobre 1846 au mois de février 1847, et pendant le mois de septembre 1847, il vécut dans l'intimité du maître, recueillant ses paroles et s'instruisant des détails du système. Après son départ, une correspondance s'établit entre eux ; elle dura jusqu'à la mort de Schopenhauer.
Frauenstädt a beaucoup écrit ; il a combattu, dans de nombreux traités, le matérialisme et le panthéisme au nom de l'idéalisme de Kant et de Schopenhauer. Il a popularisé la doctrine dont il s'était fait l'adepte, en la réduisant sous forme de lettres, dont il publia deux séries, en 1854 et en 1876. Schopenhauer lui légua ses manuscrits, et lui donna plein pouvoir pour les éditions futures de ses œuvres. Ce fut Frauensdädt, en effet, qui publia la première édition complète des œuvres de Schopenhauer, en six volumes, à Leipzig, en 1873 et 1874 ; une seconde édition suivit en 1877.
Voici le précieux témoignage de Frauenstädt au sujet de Schopenhauer :
N'ayant qu'un jour à passer à Francfort, je voulus en profiter le plus possible, et je me rendis dès onze heures du matin chez Schopenhauer. Arrivé devant la porte de sa chambre, qui donnait sur le corridor du rez-de-chaussée, j'eus un instant d'hésitation. Puis, me rappelant tout ce que j'avais fait pour sa philosophie, je frappai résolument. J'entendis un aboiement à l'intérieur, et une forte voix qui disait : entrez. Je vis le philosophe, vêtu d'une robe grise, assis sur un sopha en face de la porte, un livre à la main. Il se leva brusquement, et me souhaita cordialement la bienvenue. Il regretta qu'un exemplaire sur papier vélin de la seconde édition du Monde comme volonté et comme représentation, qui venait de paraître, ne me fût point parvenu et lui eût été renvoyé. Il alla le chercher et me le donna. Et aussitôt il manifesta son irritation au sujet de la « campagne du silence » menée contre lui par les professeurs. « Sans vous et Dorguth, ajouta- t-il, le public ne saurait rien de moi ; vous êtes ma consolation. »
Quand son ressentiment fut un peu calmé, il passa à un point de doctrine qui lui tenait alors fort à cœur. Il reprit le livre qu'il avait posé sur la table, et dit : « Vous ne devineriez pas ce que je viens de lire : c'est une des plus anciennes explications des songes, l'Onirocritique d'Artémidore. Voilà deux ans, en effet, que je m'occupe du somnambulisme, de la vision et d'autres phénomènes de ce genre, dont je veux donner une explication métaphysique. Mon travail ne prendra que quelques feuilles d'impression, mais, pour écrire ces quelques feuilles, il m'a fallu lire toute la littérature ancienne et moderne sur le sujet. En général, continua-t-il, en lisant certains de mes écrits qui ne tiennent qu'un petit nombre de pages, on ne se douterait pas des longues recherches qui ont précédé. Mais je n'ai jamais travaillé autrement, voulant toujours me rendre parfaitement maître de la question avant de prendre la plume. C'est ainsi que tout un hiver j'ai vécu avec les tragiques grecs pour écrire quelques pages sur la tragédie, au second volume du Monde comme volonté et comme représentation. Une autre fois j'ai fait un vrai cours d'harmonie pour ma Métaphysique de la musique. »
Lorsque je revis Schopenhauer, il me fixa les jours de la semaine et les heures où je pouvais me présenter chez lui. J'eus aussi l'occasion de passer souvent avec lui l'après-midi, ou de l'accompagner dans ses promenades. Je gardais ordinairement vis-à-vis de lui une attitude passive ; je me bornais à écouter; j'interrompais très rarement ; car, d'un côté, c'était une jouissance de l'entendre, et d'ailleurs je savais qu'il n'aimait pas la contradiction. Je me fis expliquer ainsi divers points de sa philosophie. Il avait un art particulier pour rendre les choses visibles ; il avait toujours une image à sa disposition pour présenter une idée abstraite, et sa pensée se traduisait dans ses gestes, dans les mouvements de son corps, dans l'expression de sa figure.
Dans la conversation, il passait avec une extrême facilité de sa personne à sa doctrine, et réciproquement. C'est ainsi qu'il me dit un jour « La plupart des livres durent peu. Ceux- là seuls vivent, où l'auteur s'est mis lui-même. Dans toutes les grandes œuvres, on retrouve l’auteur. Dans mon œuvre à moi, je me suis fourré tout entier. Il faut qu'un écrivain soit le martyr de la cause qu'il défend, comme je l'ai été. »
Il disait à cette occasion : « On voit à ma tête que j'ai beaucoup travaillé dans ma vie. Le travail se lit sur ma figure. » Et il racontait qu'un Anglais, assis en face de lui à table d'hôte, l'ayant regardé quelque temps, sans le connaître, avait fini par lui dire « Monsieur, vous devez avoir accompli une grande œuvre. »
Un trait du caractère de Schopenhauer, c'est la ténacité qu'il mettait dans ses résolutions et dans ses entreprises. Je pus m'en rendre compte lorsqu'il travaillait à la seconde édition de La Quadruple Racine du principe de la raison suffisante. Il me disait alors qu'il voulait profiter de cette occasion pour châtier, comme ils le méritaient, les professeurs de philosophie, et il me cita, comme exemple quelques passages du livre. Il craignait cependant que sa vivacité ne l'entraînât trop loin et ne lui attirât un procès ; il avait même consulté un avocat pour savoir jusqu'à quel point il pourrait aller. Je lui conseillai de bannir de ses traités scientifiques toute allusion personnelle, et de réserver sa polémique pour un ouvrage spécial. Je lui dis : « Pourquoi, dans la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, vous êtes-vous tenu si haut? C'est parce que vous avez toujours procédé objectivement, étant uniquement occupé de votre sujet. Un ouvrage scientifique fait pour l'humanité entière doit rester libre de tout ce qui est purement subjectif, de toute sortie contre les contemporains. Présenter à quelqu'un des vérités scientifiques en les couvrant d'invectives, c'est lui offrir un fruit savoureux en lui montrant le fouet. »
Schopenhauer me répondit : « Oui, dans la jeunesse, on peut être sublime à ce point, mais dans la vieillesse il en est autrement. J'ai possédé pendant vingt ans cette haute vertu, et j'ai gardé le silence ; mais aujourd'hui je veux exercer de sang-froid mon ressentiment. Au reste, continua-t-il, votre comparaison n'est pas juste. D'abord, mon fouet n'est pas pour le lecteur, mais pour les professeurs de philosophie. En second lieu, mon fouet est entouré d'un fil d'or, comme la corde que le sultan envoie à ceux à qui il ordonne de se pendre. Platon a-t-il ménagé les sophistes dans son Protagoras ? et Giordano Bruno ne dit-il pas, dans la Bestia triunfante, qu'il faudrait couper la tête à ses adversaires et leur en mettre une autre? »
Schopenhauer me raconta qu'au temps où, à Dresde, il était occupé de son ouvrage principal, il avait quelquefois des allures si étranges qu'on le prenait pour un fou. Un jour, se promenant dans les serres du Jardin botanique, et tout absorbé dans ses réflexions sur la physionomie des plantes, il se demandait d'où venait la variété des formes et des colorations dans le monde végétal, et quelle était, en somme, « la volonté » qui se manifestait dans toutes ces fleurs et ces feuilles. Il parlait sans doute à haute voix, et il attirait par sa gesticulation l'attention du gardien. Celui-ci fut enfin très intrigué de savoir quel était ce singulier visiteur : « Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il. — Ah! répondit Schopenhauer, si vous pouviez me le dire, je vous en serais reconnaissant. » C'est sans doute un fou, pensa le gardien.
« Le genre humain, me dit un jour Schopenhauer, est condamné par la nature à la détresse et à la ruine, car, lors même que les gouvernements trouveraient moyen d'opposer une barrière à l'injustice et à la misère, et de créer artificiellement une sorte de vie de Cocagne, les hommes se battraient entre eux par ennui, et s'entretueraient, ou bien la surpopulation créerait la famine, l'usure et la mort. »
Je lui dis un jour que dans certains arts l'humanité paraissait déjà avoir atteint la perfection. Les Grecs avaient excellé dans la sculpture, les Allemands dans la musique. On ne pouvait donc espérer aucun progrès nouveau dans ces arts, Schopenhauer me répondit : « Le génie est individuel ; il peut donc, à côté de Mozart et de Beethoven, se produire des œuvres originales. Considérez aussi que l'humanité, dans son ensemble, est encore très jeune. Il n'en est pas de même dans la philosophie ; il faut bien que celle-ci, un jour ou l'autre, atteigne son point culminant. »
« Après moi, disait-il, on pourra bien encore progresser en largeur, mais non en profondeur. »
Une autre fois il disait : « Il n'y a pas d'autre chemin pour arriver à la solution des grands problèmes de la métaphysique que celui que j'ai ouvert. Finalement, il faudra bien que l'on vienne à moi. Dans ma jeunesse, au temps où je terminais la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, je voulais faire graver sur mon cachet un sphinx se précipitant dans l'abîme, car j'étais persuadé d'avoir résolu l'énigme du monde. »
Je demandai un jour à Schopenhauer s'il n'avait jamais pensé à se marier. Il me répondit qu'il en avait eu plusieurs fois l'occasion, mais qu'il n'en avait jamais rien été, et qu'il ne l'avait pas regretté; car, dans le joug du mariage, disait-il, il aurait pu difficilement écrire ses ouvrages. En amour, il n'était nullement un saint; il m'avoua même que les femmes l'avaient toujours fort occupé, et qu'en Italie, par exemple, il avait cultivé non seulement le beau, mais encore les belles. Il distinguait deux espèces de physionomies, la physionomie intellectuelle et la physionomie morale. La première réside dans les yeux et dans le front, la seconde dans la bouche et dans le menton. Il m'avoua sans détour qu'autant sa physionomie intellectuelle lui plaisait, autant sa physionomie morale lui déplaisait. Il trouvait sa bouche et son menton en désaccord avec l'expression de ses yeux et de son front.
Il partageait les esprits en trois catégories : 1° ceux qui, par leurs propres moyens, savent trouver et créer le vrai; ils sont très rares; 2° ceux qui ne savent pas créer le vrai par eux-mêmes, mais qui le reconnaissent quand on le leur présente; ceux-ci encore ne sont pas nombreux; 3° ceux qui ne savent ni créer ni reconnaître le vrai; c'est la grande masse.
Dans la seconde classe il rangeait Reinhold et Auguste-Guillaume Schlegel, lesquels, à la vérité, n'avaient rien créé d'original, mais qui avaient reconnu l'originalité dans Kant et dans Goethe.
Il me dit un jour que, dans la composition de ses œuvres, il n'avait nullement pensé à la gloire, mais qu'il avait obéi uniquement à une impulsion intérieure, à une nécessité de sa nature. Il s'était conformé au dicton espagnol : je suis qui je suis, qui était devenu pour lui une règle de conduite, et il avait agi sans se soucier des suites de son action.
Il considérait le désir de la gloire comme un trait fondamental de la vieillesse. Chaque âge, disait-il, a sa passion, l'objet vers lequel se porte le « vouloir vivre ». Dans la jeunesse, c'est l'amour; dans l'âge mûr, c'est la puissance et la possession; dans la vieillesse, c'est la gloire. C'est ce qui reste aux vieillards, quand tout autre sentiment s'est éteint. Même dans les situations les plus humbles, ils aiment à se vanter ce qu'ils ont fait ; et qui est-ce qui n'a pas eu dans sa vie un jour où il a fait quelque chose dont il puisse se vanter?
« Les professeurs de philosophie, disait-il un jour, n'ont pas le temps de s'instruire, parce qu'ils dispersent trop leur activité. Ils sont fonctionnaires, ils font de la politique, ils voyagent. Celui qui veut apprendre quelque chose, doit mener une vie plus ramassée. »
Pour cette raison, il ne tenait pas Leibniz en grande estime. « On veut, disait-il, le faire revivre aujourd'hui, on en publie des éditions nouvelles, et on le comble d'éloges, comme si c'était une grande lumière. Mais quand un homme est, comme lui, toujours en mouvement, qu'il se fait l'analyste de la maison de Brunswick, etc., ce n'est déjà plus, à mes yeux, un philosophe. »
« La théologie et la philosophie, disait-il, sont comme les deux plateaux d'une balance. Quand l'une descend, l'autre monte. Plus notre époque est incrédule, plus elle se sent portée vers la philosophie, et alors, il faut bien qu'elle vienne à moi. »
Je lui dis « Vous n'espérez pas cependant que votre philosophie devienne jamais populaire? — Non, répondit-il, mais il faudra toujours une philosophie. Le besoin métaphysique est aussi enraciné dans l'homme que le besoin physique. »
Schopenhauer appelait Schiller et Byron des poètes subjectifs, Goethe et Shakespeare des poètes objectifs, et il mettait ceux-ci au-dessus des autres.
Il s'étonnait que Shakespeare, qui était si grand comme poète, n'ait été qu'un acteur ordinaire. Il déplorait la décadence du goût. Au théâtre, on ne veut plus entendre, mais voir. De là vient que dans les comédies actuelles il y a plus d'action que de dialogue. Dans les bonnes comédies d'autrefois, dans celles de Molière par exemple, le dialogue domine.
Il appelait le Tristram Shandy, le Wilhelm Meister, le Don Quichotte et la Nouvelle Héloïse les quatre grands romans. Il mettait le Wilhelm Meister au premier rang, en tant que « roman intellectuel ».
« Je ne voudrais pas vivre, disait Schopenhauer, s'il n'y avait pas de chiens au monde. Ce qui me rend la société de mon chien si agréable, - et, en disant cela, il le caressait de la main, et il le regardait dans les yeux, — c'est la transparence de son être. Mon chien est transparent comme un cristal. » Et à ces mots il rattacha aussitôt sa théorie de la différence entre l'homme et l'animal. L'animal n'est déterminé que par ce qui frappe ses sens, et il dépend uniquement de l'impression du moment, tandis que l'homme, qui est doué de raison, a la faculté d'obéir à des motifs abstraits. L'homme peut se rendre indépendant du moment actuel ; il agit par réflexion, mais aussi par dissimulation.
Extraits de A. Bossert, Schopenhauer et ses disciples, Paris, 1920.