Schopenhauer par Foucher de Careil
[Foucher de Careil (1826-1891) fut un écrivain et homme politique français. En 1859, alors que Schopenhauer jouit d'une grande célébrité en Allemagne, il le rend visite à Francfort.]Schopenhauer occupait, quand je le vis, le rez-de-chaussée d'une belle maison, à Francfort, sur le quai de la Schöne Aussicht ; sa chambre était aussi sa bibliothèque. Un buste de Goethe y frappait tout d'abord les regards ; une servante et un caniche formaient toute sa domesticité. Ce caniche est devenu célèbre, depuis qu'à l'exemple du grand Frédéric, il l'a couché sur son testament. Sa vie confortable et simple était celle d'un sage qui se conduit par maximes. Tout y était réglé par une prévoyante économie de ses forces et de ses ressources. Bien qu'il ne fût pas stoïcien, il était fidèle à la maxime : Naturam sequi. Il espérait que son régime de saine activité le ferait vivre jusqu'à cent ans, quand la mort le surprit à soixante-dix ans. Il comptait ne plus écrire, mais revoir ce qu'il avait écrit. La troisième édition de son grand ouvrage venait de lui être payée 2000 florins. Ce tardif et premier fruit de ses œuvres, qu'il recueillait à son automne, lui inspirait les réflexions les plus ingénieuses sur les pauvres hégéliens, qui ont escompté leur printemps, comme la cigale, tandis que l'intelligente et sage fourmi a économisé pour son hiver. « Ma philosophie n'est pas comme la leur, affaire de mode ; elle restera. L'extrême onction sera mon baptême comme les saints, on attend que je sois mort pour me canoniser. »
Schopenhauer me reçut comme il recevait les Français, excepté M. Alexandre Weil, qui, en sa qualité d'Alsacien, lui fit l'effet d'un Allemand. Sa conversation, d'abord un peu étrange, m'attacha vivement. Ce lecteur assidu du Times, ce causeur étincelant de verve et d'esprit, était un profond penseur. Cette mémoire heureuse qu'il n'étala jamais, qu'il cultiva toujours, n'était que le plus futile des dons qu'il avait reçus de la nature et de l'éducation ; son érudition, qui était prodigieuse, n'avait rien de l'affectation d'un pédant ; et cependant il avait la science livresque de Montaigne. Introduit dans sa bibliothèque, j'y ai vu près de 3000 volumes, que, bien différent de nos modernes amateurs, il avait presque tous lus ; il y avait peu d'Allemands, beaucoup d'Anglais, quelques Italiens, mais les Français étaient en majorité. Il eût reproché volontiers à ses compatriotes d'avoir trop de consonnes et pas assez d'esprit. Tout ce qu'il avait vu à Berlin l'avait outré ; il ne pouvait souffrir la grossièreté, le manque d'éducation, la naïveté pédantesque, la forfanterie universitaire. Il rougissait presque d'être Allemand ; il fallait l'entendre sur ce premier peuple métaphysique du monde. « C'est un défaut essentiel des Allemands, disait-il, de chercher dans les nuages ce qu'ils ont à leurs pieds. Quand on prononce devant eux le mot d'idée, qui offre à un Français ou à un Anglais un sens clair et précis, on dirait un homme qui va monter en ballon. »
Quand je le vis, pour la première fois, en 1859, à la table de l'hôtel d'Angleterre, à Francfort, c'était déjà un vieillard, à l'œil d'un bleu vif et limpide, à la lèvre mince et légèrement sarcastique, autour de laquelle errait un fin sourire, et dont le vaste front, estompé de deux touffes de cheveux blancs sur les côtés, relevait d'un cachet, de noblesse et de distinction la physionomie pétillante d'esprit et de malice. Ses habits, son jabot de dentelle, sa cravate blanche, rappelaient un vieillard de la fin du règne de Louis XV ; ses manières étaient celles d'un homme de bonne compagnie. Habituellement réservé et d'un naturel craintif jusqu'à la méfiance, il ne se livrait qu'avec ses intimes ou les étrangers de passage à Francfort. Ses mouvements étaient vifs et devenaient d'une pétulance extraordinaire dans la conversation ; il fuyait les discussions et les vains combats de paroles, mais c'était pour mieux jouir du charme d'une causerie intime. Il possédait et parlait avec une égale perfection quatre langues le français, l'anglais, l'allemand, l'italien, et passablement l'espagnol. Quand il causait, la verve du vieillard brodait sur le canevas un peu lourd de l'allemand ses brillantes arabesques latines, grecques, françaises, anglaises, italiennes. C'était un entrain, une précision et des saillies, une richesse de citations, une exactitude de détails qui faisait couler les heures ; et quelquefois le petit cercle de ses intimes l'écoutait jusqu'à minuit, sans qu'un moment de fatigue se fût peint sur ses traits ou que le feu de son regard se fût un instant amorti. Sa parole nette et accentuée captivait l'auditoire ; elle peignait et analysait tout ensemble ; une sensibilité délicate en augmentait le feu ; elle était exacte et précise sur toutes sortes de sujets. Un Allemand, qui avait beaucoup voyagé en Abyssinie, fut tout étonné de l'entendre un jour donner sur les différentes espèces de crocodiles et sur leurs mœurs des détails tellement précis, qu'il s'imaginait avoir devant lui un ancien compagnon de voyage.
Heureux ceux qui ont entendu ce dernier des causeurs de la génération du XVIIIe siècle! C'était un contemporain de Voltaire et de Diderot, d'Helvétius et de Chamfort ; ses pensées toujours vives sur les femmes, sur la part qu'il fait aux mères dans les qualités intellectuelles de leurs enfants, ses théories toujours originales et profondes, sur les rapports de la volonté et de l'intelligence, sur l'art et la nature, sur la mort et la vie de l'espèce, ses remarques sur le style vague, empesé, ennuyeux de ceux qui écrivent pour ne rien dire, ou qui mettent un masque et pensent avec les idées d'autrui, ses réflexions piquantes contre les anonymes et les pseudonymes et sur l'établissement d'une censure grammaticale et littéraire pour les journaux qui pratiquent le néologisme, le solécisme et le barbarisme, ses ingénieuses hypothèses pour expliquer les phénomènes magnétiques, le rêve, le somnambulisme, sa haine de tous les excès, son amour de l'ordre et cette horreur de l'obscurantisme, « qui, s'il n'est pas un péché contre le Saint-Esprit, en est un contre l'esprit humain » , lui composent une physionomie à part dans ce siècle.
Extraits de Foucher de Careil, Hegel et Schopenhauer, Paris, 1862, 2e partie, chap. II