Lettre à Anthime de Blésimaire
[Arthur Schopenhauer n'a pas écrit d'autobiographie à proprement parler, mais il existe quelques documents comme ses nombreuses correspondances qui permettent d'établir en partie celle-ci. Le 10 décembre 1836, encore ignoré par le grand public, le philosophe se livre de façon très intime dans une lettre adressée à son ami d'enfance, le français Anthime de Blésimaire. Cette lettre, dont nous publions quelques extraits ici, a été rédigée en français et montre à quel point Schopenhauer maîtrisait la langue de Molière]
Mon cher Anthime!
« Ta lettre à ma sœur qui me l’a envoyée m’a fait un plaisir inexprimable : c’est comme un son doux qui vient de loin, du beau pays de l’heureuse enfance. [...] Tu ne dois pas croire que je suis désormais un vieux. Mes cheveux et ma barbe, il est vrai, ont presque tout à fait blanchi, effet de l’étude et du souci; mais mon visage est jeune, sans rides, rose et frais, et j’ai (à ce qu’on dit) de très beaux yeux, brillants, d’un éclat spécial, que je n’avais pas, étant jeune homme; je me tiens bien et j’ai le pas sûr et leste; aujourd’hui encore je vais en général plus vite que tous les autres. Et j’ai toujours ma petite et très nécessaire liaison! Enfin j'ai de bonnes bases pour atteindre les soixante-dix ou quatre-vingts ans. Mais le choléra, qui approche!
« Tu voudrais savoir l'histoire de ma vie et ses résultats. Cela va être très difficile de t'en donner une idée, car elle s'est déroulée avec des objectifs qui sont étrangers à ta sphère, et je ne sais pas où commencer : il y a une vie extérieure visible et une vie intérieure réelle. Bien que tu ne sois pas un écrivain, tu sais certainement qu’il y a eu, dans les sciences des hommes, de grand mérite qui n'ont pas été reconnus pour tels de leur vivant, mais d'autant plus après leur mort, ou bien, quand le destin leur a été favorable, dans leur vieillesse ; ce fut le cas de beaucoup de ces hommes de tout temps et dans tous les pays. Je suis un de ces hommes. Tu seras assez raisonnable pour pouvoir me croire, si tu songes que les grands mérites sont aussi rares que les vanités sont quotidiennes je n'en dois pas moins te dire sincèrement les choses; parce que j'ai là-dessus ma conviction certaine et que je sais que je ne dois pas le rang que j'occupe à la vanité. Tu peux croire ce que tu veux. J'ai eu la tristesse de voir négliger mes œuvres, tandis qu’on célébrait le faux mérite. Mais je connais les raisons, l'intérêt matériel y joue son rôle : les visées des gouvernements allemands, dont nos pauvres professeurs sont les créatures, et qui, alors que le christianisme était chancelant et tout près de sa chute inévitable, auraient bien voulu le remettre debout grâce à la philosophie (à quoi la mienne ne se prête guère, bien au contraire !), voilà ce qui s'est combiné avec la mesquinerie des esprits, la jalousie, la haine naturelle de la médiocrité pour tout ce qui n'est pas médiocre : on s'est efforcé de m’ignorer et on s'accorde pour m’étouffer. Notre célèbre Jean Paul a chanté les louanges de ma philosophie dans sa dernière œuvre, Goethe a parlé de moi dans ses souvenirs avec la plus grande estime, j'ai reçu les hommages de quelques inconnus : mais tout cela ne suffit pas. [...] Mon système philosophique, publié en 1819 [Le Monde comme volonté et comme représentation], et ma théorie des couleurs, publiée en allemand en 1816, puis en latin en 1830, voilà le cœur de ma vie, mon unique objectif atteint : je veux me voir reconnu, et je veux avant tout voir la deuxième édition de ma philosophie, pour y consigner les résultats de mes réflexions depuis dix-huit ans; quand cela sera fait, je suis prêt à partir. [...] Mes revenus, même diminués, suffisent encore pour une vie de célibataire, dans une chambre meublée, avec repas à la table d’hôtes, tout cela sans luxe, mais convenable, j’ai le nécessaire et rien de plus, et je remercie le destin de n'avoir ni femme ni enfants; deux bâtards que j’avais sont morts jeunes. S’il y a une nouvelle conversion, je placerai le reste en viager.
« Jai été deux fois en Italie, en 1819 et en 1823, presque toute une année chaque fois. En 1820, après ma soutenance de thèse, on m'a donné une chaire à l’université de Berlin, comme une sorte de professeur honoraire, qui n’est pas payé par le gouvernement mais par ses étudiants. C'est ensuite qu’on devient professeur. Mais je n’ai fait de cours que durant les premiers six mois, en 1820, après je n’ai plus occupé mon poste que formellement je suis tout de même resté à Berlin de 1820 à 1831, excepté trois années d'absence et de voyages. Mes études ont toujours dévoré mon temps, l’enseignement en aurait trop pris, et puis je voyais bien que je n'étais pas l'homme dont le gouvernement avait besoin, car je n’étais pas fait pour être son instrument. Ma vie a été une étude continue, qui est à elle-même sa propre récompense. [...] En 1831, le choléra m‘a chassé de Berlin; je me suis réfugié ici. J’avais depuis dix ans une liaison secrète avec une fille que j’aimais beaucoup; depuis des années elle m'avait promis de me suivre si je quittais Berlin, et j'y avais toujours compté; le moment vint brusquement et elle ne tint pas sa promesse : elle avait certes quelques obligations familiales, mais elle n’avait pas besoin de rien promettre. J’en ai eu beaucoup de chagrin; mais le temps a fait peu à peu son œuvre. Tout de même elle était le seul être qui m'était sincèrement attaché; ce sont les circonstances qui l'ont forcée.
« je suis donc ici [à Francfort] depuis plus de cinq années, en comptant la deuxième que j’ai passée à Mannheim en croyant m’y trouver mieux, après quoi je suis revenu ici. J'ai appris à m’y plaire; le climat est le plus agréable et le plus sain de toute l’Allemagne, presque aussi doux qu'à Paris, les environs sont charmants et je suis un grand marcheur, on vit ici beaucoup mieux et pour beaucoup moins cher qu'à Berlin, les hôtels et leurs restaurants, en particulier, sont les meilleurs de toute l’Europe, et les classes basse et moyenne des habitants sont d’une rare honnêteté, il y a un bon théâtre, bref, en ce qui concerne la santé et le confort, c’est le meilleur endroit de l’Allemagne; et en ce qui concerne les gens, la société, qui est, je crois, encore plus sotte que partout ailleurs - elle ne me dérange pas, il y a trop longtemps que 1a fréquentation des hommes me dégoûte et que je sais qu’ils ne valent pas la peine de perdre mon temps avec eux : ils forment partout, vu de l’extérieur, une collection de caricatures, du point de vue de l’esprit, un hôpital de fous, et pour le caractère moral, un cabaret mal famé. Les exceptions sont très rares et ont toutes fait choix d’un petit coin pour s'abriter. je vis donc en solitaire, avec mon caniche blanc, une bonne bête très intelligente, avec ma bibliothèque que j'ai fait venir, et je suis bien loin de m’ennuyer, le temps défile trop vite.
« [...] Ton histoire sera bien différente et d’une autre sorte que la mienne. Mais en tout cas elle fera grand plaisir à
ton plus vieil ami, Arthur SCHOPENHAUER
Francfort-sur-le-Main, 10 déc. 1836 »