Schopenhauer, par Thomas Mann
Extraits des pages immortelles de Schopenhauer, Th. Mann, édit. Corrêa, 1939Chaque fois que Schopenhauer en vient à évoquer la souffrance du monde, la détresse lamentable et la rage de vie des multiples incarnations du vouloir (il en parle souvent et avec de nombreux détails), son éloquence, déjà exceptionnelle par nature, et son génie d’écrivain atteignent les cimes les plus éblouissantes et les plus glacées de leur perfection. Il en parle avec une véhémence tranchante, avec l’accent de l’expérience, sur le ton de celui qui sait, qui en est terrifié et que sa vérité puissante ravit. Il y a dans certaines pages une raillerie sarcastique qu’il lance à la vie, le regard étincelant et les lèvres pincées, en la mêlant de citations grecques et latines ; plein de pitié et sans pitié, il cloue au pilori la misère du monde, il en dresse le constat, il en fait le compte et il en rend compte ; d’ailleurs, bien loin d’écraser autant qu’on devrait l’attendre d’une telle précision et d’un si sombre talent d’expression, il emplit au contraire d’une satisfaction étrangement profonde par la protestation de l’esprit, par la révolte humaine qui s’y révèle dans un tremblement contenu de la voix. Cette satisfaction, chacun l’éprouve ; car, lorsqu’un tel homme, à la fois esprit qui juge et grand écrivain, parle de la souffrance du monde en général, il parle aussi de la tienne et de la mienne, et nous triomphons tous de nous sentir vengés par le verbe grandiose.
Dénuement, détresse, souci de la vie à conserver, ceux-là d’abord ; puis, quand on les a péniblement bannis, instinct sexuel, peine d’amour, jalousie, envie, haine, angoisse, ambition, avarice, cupidité, maladie, et ainsi de suite, inépuisablement : tous les maux, dont la source est la contradiction interne de la volonté, surgissent de la boîte de Pandore. Et que reste-t-il dans le fond ? L’espérance ? Hélas ! non : l’ennui ; car toute existence humaine est ballottée entre la douleur et l’ennui. La douleur est l’élément positif, la joie n’est que sa suspension, donc un élément négatif, et aussitôt elle se transforme en ennui — de même que la dominante, à laquelle ramène le déroulement sinueux de la mélodie, ou bien l’harmonie, dans laquelle on introduit la disharmonie, si on les prolongeait sans les interrompre, provoqueraient un ennui insupportable. Des bonheurs positifs ? Il y en a. Mais, comparés au long tourment de notre convoitise, à l’infini de nos demandes, ils sont courts et mesquins et, pour un désir satisfait, dix au moins restent inapaisés. D’ailleurs, la satisfaction n’est qu’apparente, car à peine exaucé, un désir fait place à un nouveau : le premier est une erreur reconnue, le suivant une erreur qui ne l’est pas encore. Nulle satisfaction du vouloir qui atteint son objet ne peut durer ; elle ressemble à l’aumône qui, jetée au mendiant, prolonge son existence lamentable d’aujourd’hui à demain. Le bonheur ? Ce serait le repos. Mais il est précisément incompatible avec la volonté. Pourchasser, fuir, redouter le malheur, rechercher avidement la jouissance — tout est pareil ; l’inquiétude causée par les exigences toujours renaissantes de la volonté emplit et agite sans répit la conscience, et ainsi le sujet qui toujours veut gît sur la roue d’Ixion, remplit inlassablement le tonneau des Danaïdes ; il est Tantale et sa soif éternelle.
Et pourtant, on peut sauver le monde de la misère, de l’erreur, de la méprise et de la pénitence qu’est la vie ; et le salut repose dans la main de l’homme, qui réalise l’objectivation la plus haute et la plus évoluée de la volonté, mais aussi, pour cette raison même, la plus capable de souffrir et la plus riche de souffrance. Croit-on que ce peut être la mort ? Il s’en faut de beaucoup. La mort appartient entièrement au domaine des phénomènes et de l’empirique, à la sphère de la multiplicité et du changement ; elle n’a aucun contact avec la réalité transcendante et vraie. Ce qui meurt avec nous, c’est uniquement l’individuation ; la volonté, qui est volonté de vivre et forme le noyau de notre être, n’est aucunement entamée par elle ; aussi longtemps qu’elle s’affirme elle-même, elle saura toujours trouver les chemins qui donnent accès à la vie. Il en résulte, disons-le en passant, que le suicide est absurde et immoral, puisqu’il n’arrange rien : ce que l’individu nie et supprime en se détruisant, c’est uniquement son individuation, mais non l’erreur originelle, la volonté de vivre, qui ne fait que tendre, par le suicide, à une réalisation plus heureuse. Le salut ne s’appelle donc aucunement : « mort », et il est lié à une tout autre condition. On n’imagine pas à quel médiateur nous devrons éventuellement cette bénédiction. C’est à l’intelligence.
Mais l’intelligence n’est-elle pas le produit de la volonté, son outil, sa lumière dans l’obscurité, la servante qui lui est réservée ? Il en est ainsi et il en reste ainsi. Pas toujours cependant, ni dans tous les cas. Dans des circonstances particulièrement heureuses — oh ! on peut même dire : bienheureuses — dans des circonstances exceptionnelles par conséquent, ce valet qu’est l’intellect, ce pauvre manœuvre peut devenir le maître de son maître ; il peut lui jouer un tour, s’émanciper, se rendre autonome et, au moins pour un temps, établir sur le monde sa souveraineté bienfaisante de bonté et de lumière, dans laquelle, dépouillée de sa puissance et de son influence, la volonté cède à la douceur d’un bienheureux anéantissement. Il y a un état où ce miracle s’accomplit : la connaissance se sépare avec force de la volonté, le sujet cesse d’être un simple individu, il devient le sujet, pur et sans volonté, de la connaissance. On le nomme : l’état esthétique. Il est une des plus grandes et des plus profondes expériences de Schopenhauer ; autant le philosophe dispose d’accents affreux pour décrire les tourments qu’entraîne la domination du vouloir, autant sa prose trouve des tons séraphiques, autant sa reconnaissance déborde et s’épanche quand il en vient à parler — et il le fait avec une abondance inépuisable — des bénédictions de l’art. Il a interprété cette expérience, une des plus personnelles peut-être de sa vie, et lui a donné forme en disciple de Platon et de Kant. Celui-ci avait défini le beau : « ce qui plaît d’une manière désintéressée ». Pour Schopenhauer cela signifia avec raison : sans rapport avec la volonté. Le plaisir esthétique était pur, désintéressé, libéré du vouloir ; il était « représentation », au sens le plus fort et le plus serein, contemplation claire, que rien ne trouble et que le calme emplit. Et pourquoi l’était-il ? Ici, Platon devait venir en aide, Platon et 1’ « esthéticisme » latent de sa doctrine des Idées. Les Idées ! C’étaient elles qui, dans l’état esthétique, devenaient visibles à travers les phénomènes, ces copies de l’éternité ; le regard grand ouvert qui se portait sur elles, c’était la contemplation objective, pure, large, lumineuse comme le soleil, dont seul le génie — et encore dans ses heures et instants de génialité — était jugé digne, et, avec lui, celui qui savait accueillir et goûter l’œuvre esthétique.
Apollon qui atteint au loin, le Dieu des Muses, est un Dieu de l’éloignement et de la distance ; il n’est pas celui de la confusion, du pathos et de la pathologie, ni de la souffrance, mais de la liberté, un Dieu objectif, le Dieu de l’ironie. Par celle-ci, comme l’a vu Schopenhauer, par l’objectivité géniale, la connaissance était donc arrachée à l’esclavage de la volonté ; l’attention cessait enfin d’être troublée par quelque mobile de la volonté ; nous nous abandonnions et les choses n’étaient plus des objets de la volonté, mais de simples objets de la représentation ; un repos jusqu’alors inconnu nous était enfin offert. « Nous sommes tout à fait bien, écrit notre auteur. C’est l’état sans souffrance qu’Epicure célébrait comme le plus grand des biens et comme l’état des Dieux ; pour cet instant-là nous sommes libérés du besoin méprisable de vouloir, nous célébrons le sabbat des travaux forcés de la volonté, la roue d’Ixion s’arrête ».
Paroles célèbres, souvent citées. Le beau et l’immense apaisement que donne son aspect les ont arrachées à cette âme amère et tourmentée. Sont-elles vraies ? Mais qu’est-ce que la vérité ? Une expérience vécue, qui trouve de telles paroles, est vraie ; elle est justifiée par la force du sentiment. Devrait-on croire peut-être que ces paroles d’une reconnaissance totale et illimitée furent écrites pour caractériser un bonheur relatif et qui serait encore purement négatif ? Car, d’une manière générale, le bonheur, simple suspension d’une torture, est négatif, et il n’en est pas autrement pour celui que procure la contemplation esthétique des Idées, pour l’objectivité qui calme le vouloir, comme le prouvent d’ailleurs, sans doute possible, les images que ce bonheur inspire à Schopenhauer. Lui aussi n’est qu’éphémère, provisoire. L’état d’artiste, estimait-il, l’arrêt devant une image illuminée par l’Idée, ne représentait pas le salut définitif. L’état esthétique ne constituait qu’une étape ; il devait nous amener à cet état plus parfait, où la volonté, qui n’avait trouvé dans le premier qu’une satisfaction passagère, serait pour toujours submergée par les rayons de la connaissance, chassée du terrain et anéantie. L’achèvement de l’artiste, c’était le saint.