Freud, le disciple qui s'ignore
Freud dans les pas du maîtrePartout dans son œuvre, Freud n’a cessé d’exprimer « les profondes concordances de la psychanalyse avec la philosophie de Schopenhauer » tout en se défendant d’avoir plagié le philosophe de Francfort. S’il reconnait avoir une « dette » envers Schopenhauer, celui-ci n’apparaît que comme précurseur :
« Très rares sont sans doute les hommes qui ont aperçu clairement les conséquences considérables du pas que constituerait, pour la science et la vie, l’hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais hâtons-nous d’ajouter que ce n’est pas la psychanalyse qui a été la première à faire ce pas. On peut citer comme précurseurs des philosophes de renom, au premier chef le grand penseur Schopenhauer, dont la « volonté » inconsciente peut être considérée comme l’équivalent des pulsions psychiques de la psychanalyse. C’est le même penseur du reste, qui, en des termes d’une vigueur inoubliable, a rappelé aux hommes l’importance encore sous-estimée de leurs aspirations sexuelles. » (Une difficulté de la psychanalyse, Freud 1917, 187)
« Il y a longtemps déjà que le philosophe Arthur Schopenhauer a fait voir aux hommes dans quelle mesure leurs activités et leurs aspirations étaient déterminées par des tendances sexuelles — au sens habituel du mot —, et une infinité de lecteurs devraient tout de même avoir été incapables de chasser de leurs esprits une proposition aussi saisissante ! » (Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud, 1905, 32-33)
Freud puise dans la métaphysique de Schopenhauer « sans s’en apercevoir », de quoi douter de son honnêteté intellectuelle. En 1920 il écrit :
« Il est une chose que nous ne pouvons nous dissimuler : c’est que, sans nous en apercevoir, nous avons pénétré dans les havres de la philosophie de Schopenhauer, pour laquelle la mort serait le « résultat proprement dit » et le but de la vie, tandis que l’instinct sexuel représenterait l’incarnation de la volonté de vivre. » ( Au-delà du principe de plaisir, Freud 1920, 107-108).
En dépit du fait que son ami Otto Rank lui a montré que Schopenhauer avait déjà tout découvert avant lui, Freud persiste :
« En ce qui concerne la théorie du refoulement, j’y suis certainement parvenu par mes propres moyens, sans qu’aucune influence m’en ait suggéré la possibilité. Aussi l’ai-je pendant longtemps considéré comme originale, jusqu’au jour où Otto Rank eut mis sous mes yeux un passage du Monde comme Volonté et comme représentation, dans lequel Schopenhauer cherche à donner une explication de la folie. Ce que le philosophe dit dans ce passage au sujet de la répulsion que nous éprouvons à accepter tel ou tel côté pénible de la réalité s’accorde tellement avec la notion du refoulement, telle que je la conçois, que je puis dire une fois de plus que c’est à l’insuffisance de mes lectures que je suis redevable de ma découverte. » (Au-delà du principe de plaisir, Freud 1914, 96-97).
Face au soupçon de pillage, Freud anticipe et se justifie en ces termes :
« Les larges concordances de la psychanalyse avec la philosophie de Schopenhauer – il n’a pas seulement soutenu la thèse du primat de l’affectivité et de l’importance prépondérante de la sexualité, mais il a même eu connaissance du mécanisme du refoulement – ne peuvent se déduire de ma familiarité avec sa doctrine. J’ai lu Schopenhauer très tard dans ma vie. » (Freud présenté par lui-même, Freud 1925, 100).
Peut-on croire le psychanalyste viennois sur parole ? Malgré « les larges concordances de la philosophie de Schopenhauer » avec les théories de Freud, celui-ci prétend avoir lu le philosophe très tard dans sa vie et n’a été aucunement influencé par les thèses schopenhaueriennes. Il y a cependant toutes les raisons de douter de cette affirmation. Freud a suivi des cours de philosophie pendant ses études universitaires et aimait à se réclamer de l’autorité de philosophes tels que Platon, Kant, Schopenhauer et Nietzsche. Alors comment peut-on concevoir qu’il n’ait pas lu ou même pas entendu parler de la philosophie de Schopenhauer sachant que l’influence du philosophe à la fin du XIXe siècle dans l’empire austro-hongrois était considérable.
(voir aussi: Nietzsche, le disciple rebelle)