Schopenhauer et la physiologie française
Cabanis et Bichat
Schopenhauer tenait en haute estime les physiologistes français Bichat et Cabanis. Dans une lettre de 1852 à son disciple Frauenstädt, il écrivait : « Il y a un certain V.… qui se permet de traiter de superficiels les immortels écrits de Bichat, et sur ce jugement on se croit dispensé de la lecture de Bichat et de Cabanis... Bichat n’a vécu que trente ans et toute l’Europe lettrée honore son rom et lit ses écrits... Sans doute, depuis lui, la physiologie a fait des progrès, mais non de manière à faire oublier Cabanis et Bichat... Je vous en prie, n’écrivez rien sur la physiologie dans son rapport à la psychologie sans avoir pris le suc et le sang de Cabanis et de Bichat. »
Ce n’est pas seulement dans une lettre que Schopenhauer a porté un tel jugement : c’est aussi dans ses écrits philosophiques qu’il a montré la parenté intellectuelle entre sa propre philosophie et les travaux des deux physiologistes français.
« Il y a deux manières essentiellement différentes de considérer l’intelligence : l’une subjective, partant du dedans et prenant la conscience comme quelque chose, de donné ; ... Cette méthode, dont Locke est le créateur, a été portée par Kant à la plus haute perfection. Mais il est une autre méthode d’observation tout opposée à celle-ci ; c’est la méthode objective, qui part du dehors et qui prend pour objet, non pas l’expérience interne, mais les êtres donnés dans l’expérience externe, et qui recherche quel rapport l’intelligence, dans ces êtres, peut avoir avec leurs autres propriétés... C’est la méthode empirique qui accepte comme donnés le monde extérieur et les animaux qui y sont contenus. Cette méthode est zoologique, anatomique, physiologique... Nous en devons les premiers fondements aux zoologistes et aux physiologistes, notamment aux Français. Ici, surtout, il faut nommer Cabanis, dont l’excellent ouvrage sur les Rapports du physique et du moral a ouvert la voie dans cette direction. Après lui, il faut nommer Bichat dont le point de vue est encore plus étendu. Il ne faut pas même oublier Gall, quoique son objet principal ait été manqué […]
« Rien n’est plus propre à confirmer et à éclaircir la thèse qui nous occupe dans le présent chapitre, que l’ouvrage justement célèbre de Bichat Sur la vie et la mort. Ses considérations et les miennes se soutiennent réciproquement, les siennes fournissant le commentaire physiologique aux miennes, et celles-ci étant le commentaire philosophique des siennes ; si on nous lit en même temps, on nous comprendra mieux l’un et l’autre. Je parle principalement ici de la première moitié de son ouvrage, intitulée Recherches physiologiques sur la vie. Il donne comme base à ses explications le contraste de la vie organique et de la vie animale, qui répond à ma distinction entre la volonté et l’intellect. Ceux qui regardent au sens et non aux mots, ne seront pas trompés par ce fait qu’il attribue la volonté à la vie animale ; car il n’entend par volonté, et c’est le sens qu’on attache généralement à ce mot, que la tendance consciente à vouloir, laquelle part sans doute du cerveau, mais n’y est pas encore, comme il est démontré ci-dessus, un vouloir véritable, étant simplement la supputation réfléchie des motifs, dont la conclusion ou le total apparaît en dernier lieu comme acte de volonté. Tout ce que j’attribue à la volonté proprement dite, il le met au compte de la vie organique, et ce que je regarde comme intellect est chez lui vie animale ; cette dernière a son siège circonscrit dans le cerveau et ses dépendances ; l’autre au contraire est répandue dans tout l’organisme.
« Le contraste fondamental où il fait voir ces deux vies en regard l’une de l’autre, répond au contraste que présente ma doctrine entre la volonté et l’intellect. Pour l’établir il part, en sa qualité d’anatomiste et de physiologiste, de l’objectif, c’est-à-dire de la conscience d’autre chose ; en ma qualité de philosophe, je pars du subjectif, de la conscience de soi ; et c’est un plaisir de voir comme, telles les deux voix dans un duo, nous nous harmonisons, bien que chacun émette des sons particuliers. Que celui-là donc qui voudra me comprendre le lise ; pour le comprendre plus à fond qu’il ne s’est compris lui-même, qu’on me lise. » (Le monde comme volonté et comme représentation, suppléments au livre 2ème, chap. XX)