Les premiers disciples de Schopenhauer
Le succès des Parerga et Paralipomena, paru en 1851, entraina celui des autres ouvrages de Schopenhauer qui dormaient encore chez les libraires. L'avènement d'une nouvelle philosophie était désormais un fait indéniable, le public prenait parti pour elle, et les philosophes de profession auraient eu mauvaise grâce à vouloir l'ignorer plus longtemps. Les adhésions se multipliaient, soit sous forme de lettres adressées à l'auteur, soit dans les comptes rendus des journaux et des revues. Enfin, un groupe de disciples très zélés et très sincères, ceux qui n'avaient pas attendu le succès pour se déclarer, portaient la parole du maître dans les diverses régions de l'Allemagne, lui gagnaient des lecteurs, étaient à l'affût de tout ce qui paraissait sur lui. Il les appelait, en plaisantant, ses apôtres et quand ils écrivaient, ils passaient au rang d'évangélistes. Ses premiers disciples furent surtout des magistrats, comme Frédéric Dorguth, Jean-Auguste Becker, Adam de Doss, dont l'adhésion était d'autant plus flatteuse, qu'elle partait d'un libre mouvement et qu'elle était exempte de tout préjugé d'école.
Frédéric Dorguth
Frédéric Dorguth avait douze ans de plus que Schopenhauer. Conseiller de justice à Magdebourg, il consacrait ses loisirs à des travaux philosophiques. Il avait débuté, en 1837, par une Critique de l'idéalisme ; il publia ensuite une série d'opuscules, où il se rapprocha de plus en plus des idées de Schopenhauer. En 1843, il écrivait « Je ne puis m'empêcher de reconnaître en Schopenhauer le plus grand penseur réaliste qui ait paru dans la littérature allemande. » Enfin il consacra un écrit spécial à la seconde édition du Monde comme volonté et comme représentation, et il disait dans la préface « Schopenhauer ne peut pas être toujours passé sous silence, car il n'enseigne que la claire et éternelle vérité. » Quand Schopenhauer apprit sa mort, en 1854, il écrivit à Doss « L'école a fait une perte sensible ; l'évangéliste primitif (der Urevangelist) Dorguth est mort du choléra, à l'âge de soixante-dix-sept ans. Sa dernière lettre, six jours avant sa mort, parle encore de son active propagande ainsi « fidèle jusqu'à la tombe. »
Jean-Auguste Becker
Jean-Auguste Becker était plus jeune que Dorguth: il avait à peu près quarante ans lorsqu'il se mit en correspondance avec Schopenhauer. Il était alors avocat à Alzey, dans la Hesse rhénane, et il fut plus tard juge à Mayence, sa ville natale. Au mois de juillet 1844, il écrivit à Schopenhauer, auquel il était tout à fait inconnu, une longue lettre où il lui soumettait ses doutes philosophiques. Il avait longtemps et vainement cherché, disait-il, à se familiariser avec les doctrines des philosophes qui étaient venus après Kant et qui régnaient dans les écoles. Un jour les Deux Problèmes Fondamentaux de l’éthique lui étaient tombés entre les mains ; en les lisant, il avait repris confiance en lui-même, et il s'était mis aussitôt à étudier les deux volumes du Monde comme volonté et comme représentation et même le traité de la Quadruple Racine. Maintenant il sentait en lui comme une vie nouvelle qui commençait, et il demandait à Schopenhauer de l'aider dans cette renaissance. La correspondance qui s'ensuivit amena bientôt la connaissance personnelle et une amitié qui dura jusqu'à la mort de Schopenhauer. La dernière lettre que celui-ci adressa à Becker, le 26 juillet 1860, est une consultation juridique. Il lui demandait « si les chiquenaudes et les soufflets qu'il appliquait sur la joue des académiciens de Copenhague ne l'exposaient pas à des poursuites judiciaires ». Becker lui répondit qu'il ne risquait rien, quoique ses chiquenaudes fussent parfois des coups de massue.
Adam de Doss
Doss, nature tendre, extrêmement sensible, mélancolique et rêveuse, d'une santé délicate; Schopenhauer l'appelait son saint Jean. Mais, comme Becker, il chercha d'abord dans Schopenhauer un guide pour la vie, plutôt qu'un maître en philosophie, et presque un directeur de conscience ; sa correspondance ressemble parfois à une confession. Il raconte lui-même que, tout enfant, il lui arrivait souvent de fondre subitement en larmes, et lorsqu'on lui en demandait la cause, il répondait simplement « qu'il était triste ». Pour un esprit comme le sien, lire Schopenhauer, lui écrire, recevoir un mot de lui, c'était une manière de regarder en soi-même, de ramener à des principes ce qui se passait au fond de son âme : le pessimisme était pour lui un miroir. « Votre philosophie, écrit-il un jour à Schopenhauer, est un miroir où le monde se reflète avec une entière fidélité, et s'il y reste quelques points obscurs, ce n'est pas la faute du miroir, mais des objets qui s'y reflètent. » — « J'avais vingt-six ans, dit-il ailleurs, c'était en 1846, quand je fis connaissance avec vos écrits, et je suis encore effrayé de la masse d'erreurs qui enveloppaient alors mon esprit comme d'un brouillard, et qui portaient précisément sur les choses qu'il importe le plus à l'homme de connaître. Je sens combien il m'eût été difficile de trouver la bonne voie par mes propres forces, que je devais consacrer en partie aux soins de ma profession. » Il débutait alors dans la magistrature ; il fut plus tard assesseur à Munich, et prit sa retraite en 1864 ; il mourut en 1873. Une réserve instinctive l'empêcha toujours de rien publier, malgré les insistances de Schopenhauer ; mais il recueillait partout pour lui des renseignements ; c'est lui qui le rendit attentif aux écrits de Leopardi. Comme il n'était pas sans naïveté, il eut, dans le cours de ses relations avec Schopenhauer, quelques étonnements. D'abord, il se maria, contrairement aux principes du maître, et il fut tout surpris d'être heureux. « C'est une anomalie, écrit-il, au point de vue de votre Métaphysique de l'amour ; cela contredit même les dernières conclusions de votre philosophie, et si quelque chose pouvait me faire douter de sa vérité, ce serait l'expérience que je viens de faire pendant les six années de mes fiançailles et de mon mariage. » Schopenhauer le félicita « Votre bonheur me réjouit d'autant plus qu'il est plus rare. Mais, par Bouddha, n'ayez pas beaucoup d'enfants ». Doss avait remarqué aussi que son maître ne pratiquait pas l'ascétisme philosophique à la façon d'un moine ; mais, loin d'en conclure à une contradiction entre l'homme et le philosophe, il pensa seulement que Schopenhauer avait peint la douleur du monde comme le poète tragique qui se cache derrière son sujet, et que sa peinture était d'autant plus vraie, d'autant plus objective.
Julius Frauenstädt
A ces disciples de cœur, qui n'admettaient pas seulement les enseignements du maître, mais qui s'en pénétraient, s'en nourrissaient et en faisaient la substance de leur vie, se joignit un littérateur philosophe, qui fut bientôt le porte-voix plus ou moins fidèle de l'école, et qui se chargea, de mettre la doctrine à la portée du grand public. Julius Frauenstädt, né en 1813 dans la Prusse polonaise, terminait ses études à l'université de Berlin, quand la question « du rapport de la psychologie à la métaphysique » fut mise au concours. Il ouvrit, raconte-t-il, l'Encyclopédie d'Ersch et Gruber à l'article idéalisme, et, après de longs développements sur Fichte, Schelling et Hegel, il trouva encore quelques mots sur « le spirituel et original auteur du Monde comme volonté et comme représentation ». Il n'avait jamais entendu prononcer le nom de Schopenhauer dans les salles de cours. Quel fut son étonnement, lorsqu'il consulta l'ouvrage cité, dont « dix lignes lui apprirent plus que dix volumes de ceux qu'on vantait comme les plus grands maîtres ». Dans un recueil d'Études et Critiques, qu'il publia en l840, il déclara qu'il était temps d'assigner à Schopenhauer sa place dans l'histoire de la philosophie, et l'année suivante, dans un article des Hallische Jahrbücher, il disait : « C'est le sort des penseurs désintéressés, qui cherchent la vérité loin du bruit et de la foule, d'être ignorés de leurs contemporains. N'est-ce pas ce qui arrive au profond et génial Schopenhauer, dont la doctrine pourrait être, pour maint philosophe de profession, une lumière devant laquelle pâlirait sa propre sagesse ? » Frauenstädt vint à Francfort, en juillet 1846, avec les enfants du prince de Wittgenstein dont il était le précepteur, et pendant cinq mois il vit presque journellement Schopenhauer. Leur correspondance commença en décembre 1847 ; elle fut interrompue, en 1856, par une boutade de Schopenhauer. Celui-ci avait dit, à propos d'un livre de Frauenstädt qui contenait des opinions matérialistes, dans une lettre d'ailleurs fort amicale : « Qu'il ne m'arrive jamais de dire, avec un vers de Voltaire : J'ai de plats écoliers et de mauvais critiques. Abjurez donc le service du diable, c'est-à-dire la morale matérialiste. » Et, se félicitant de la leçon qu'il venait de donner à son disciple, il avait ajouté, avec un mot de Shakespeare : « Bien rugi, lion !» Frauenstädt répliqua que le lion aurait pu se dispenser de rugir, s'il avait voulu se donner la peine de comprendre. Trois ans après, dans une dernière lettre (du 6 décembre 1859), Schopenhauer remerciait « son vieil ami » de l'intérêt qu'il continuait de porter à sa philosophie.