l'instinct sexuel

Métaphysique de l'amour

A. Schopenhauer | chap. XLIV des suppléments au Monde comme volonté et comme représentation.

Vous, doctes à la haute et profonde science,
Vous qui devinez et qui savez
Comment, où et quand tout s’unit,
Pourquoi tout s’aime et se caresse ;
Vous, grands savants, instruisez-moi !
Découvrez-moi ce que j’ai là,
Découvrez-moi où, comment, quand
Et pourquoi pareille chose m’arriva.

Bürger.

Ce chapitre est le dernier de quatre qui, par leurs rapports divers et réciproques, forment comme un tout secondaire : le lecteur attentif s’en apercevra, sans que je sois forcé, par des références et des renvois aux autres chapitres, d’interrompre mon exposé.

On a coutume de voir les poètes occupés surtout de la peinture de l’amour. C’est là d’ordinaire le thème principal de toutes les œuvres dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, hindoues ou européennes ; de même l’amour fournit la matière de presque toute la poésie lyrique et épique ; je laisse de côté ces montagnes de romans que chaque année fait naître dans tous les pays civilisés de l’Europe avec la même régularité que les fruits de la terre, et cela depuis des siècles. Toutes ces œuvres, en substance, ne sont autre chose que des descriptions variées, brèves ou étendues, de la passion dont il s’agit. Les peintures les plus réussies qu’on en a faites, par exemple Roméo et Juliette, la Nouvelle Héloïse, Werther, ont conquis une gloire impérissable. La Rochefoucauld cependant estime qu’il en est d’un amour passionné comme des revenants, dont tous parlent, mais que personne n’a vus ; de même Lichtenberg dans un écrit Sur le Pouvoir de l’amour, conteste et nie la réalité et la vérité de cette passion. C’est là une grande erreur. En effet il est impossible qu’un sentiment étranger et contradictoire à la nature humaine, fiction puérile imaginée à plaisir, ait pu, en tout temps, être décrit sans relâche par le génie des poètes et exciter chez tous les hommes une inaltérable sympathie ; sans vérité, pas de chef-d’œuvre :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable
Boileau

En réalité, l’expérience nous prouve, sans se répéter tous les jours, que ce qui ne nous paraît d’ordinaire qu’un penchant assez vif, mais encore facile à maîtriser, peut, dans certaines circonstances, prendre les proportions d’une passion supérieure en violence à toutes les autres et qui, écartant toute considération, surmonte tous les obstacles avec une force et une ténacité incroyables : alors, pour l’assouvir, on n’hésite pas à risquer sa vie, et, en cas d’échec, à la sacrifier. Les Werther et les Jacques Ortis n’existent pas seulement dans les romans : chaque année n’en produit pas moins d’une demi-douzaine en Europe ; sed ignotis perierunt mortibus illi [mais ils ont péri d’une mort ignorée](Horace, Satires, I, 3, v. 108), car ils n’ont d’autres historiens de leurs souffrances qu’un rédacteur de procès-verbaux officiels ou un correspondant de journal. Cependant il suffit de lire les rapports de police dans les feuilles anglaises ou françaises pour constater la vérité de mon assertion. Plus grand encore est le nombre de ceux que cette même passion conduit aux maisons d’aliénés. Enfin chaque année nous présente quelque cas de suicide simultané de deux amants, dont la passion s’est vue contrariée par les circonstances extérieures ; mais il y a là une chose que je ne puis m’expliquer : comment deux êtres qui, sûrs de leur amour mutuel, s’attendent à trouver dans la jouissance de cet amour la suprême félicité, ne préfèrent-ils pas se soustraire à toutes les relations sociales en bravant tous les préjugés et supporter n’importe quelle souffrance plutôt que de renoncer, en même temps qu’à la vie, à un bonheur au-dessus duquel ils n’en imaginent pas de plus grand ? – Quant aux degrés inférieurs et aux premiers symptômes de cette passion, chaque homme les a journellement devant les yeux et aussi, tant qu’il reste jeune, presque toujours dans le cœur.

On ne peut donc douter, d’après les faits que je viens de rappeler, ni de la réalité ni de l’importance de l’amour ; aussi, au lieu de s’étonner qu’un philosophe n’ait pas craint, pour une fois, de faire sien ce thème éternel des poètes, devrait-on s’étonner plutôt qu’une passion qui joue dans toute la vie humaine un rôle de premier ordre n’ait pas encore été prise en considération par les philosophes et soit restée jusqu’ici comme une terre inexplorée. Celui qui s’est le plus occupé de la question, c’est Platon, surtout dans le Banquet et le Phèdre : mais tout ce qu’il avance à ce sujet reste dans le domaine des mythes, des fables et de la fantaisie, et ne se rapporte guère qu’à la pédérastie grecque. Le peu que dit Rousseau sur ce point dans le Discours sur l’inégalité (p. 96, édit. Bip.) est faux et insuffisant. Kant traite la question, dans la troisième section de son écrit Sur le sentiment du Beau et du Sublime (p. 435 et suiv., édit. Rosenkranz) ; mais son analyse est superficielle, faute de connaissance du sujet, et se trouve ainsi en partie inexacte. Quant à l’examen qu’en fait Platner dans son Anthropologie (§§ 1347 et suiv.), chacun le trouvera faible et sans profondeur. La définition de Spinoza mérite d’être rapportée pour son extrême naïveté, ne serait-ce que par plaisir : « Amor est titillatio, concomitante idea causæ externæ. » [L’amour est un chatouillement, accompagné de la représentation d’une cause extérieure.] (Eth., IV, proposit. XLIV, dem.) On voit que je n’ai ni à me servir de mes prédécesseurs, ni à les combattre. Le sujet s’est de lui-même imposé à moi et est venu prendre place dans l’ensemble de ma conception du monde. Je ne peux guère compter d’ailleurs sur l’approbation de ceux mêmes que cette passion domine et qui cherchent à exprimer la violence de leurs sentiments par les images les plus sublimes et les plus éthérées : ma conception de l’amour leur paraîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et si transcendante qu’elle soit au fond. Qu’ils veulent bien considérer au préalable que l’objet chéri qui leur inspire aujourd’hui des madrigaux et des sonnets, s’il était né dix-huit ans plus tôt, aurait à peine obtenu d’eux un regard.

Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au sens exact du mot, plus individualisé. Considérons maintenant, sans perdre de vue ce principe, le rôle important que joue l’amour, à tous ses degrés et à toutes ses nuances, non seulement au théâtre et dans les romans, mais aussi dans le monde réel. Avec l’amour de la vie il nous apparaît comme le plus puissant et le plus énergique de tous les ressorts ; il accapare sans cesse la moitié des forces et des pensées de la partie la plus jeune de l’humanité ; but final de presque tous les efforts des hommes, il exerce dans toutes les affaires importantes une déplorable influence : à toute heure il vient interrompre les occupations les plus sérieuses ; parfois il dérange pour quelque temps les têtes les plus hautes ; il ne craint pas d’intervenir en perturbateur, avec tout son bagage, dans les délibérations des hommes d’État et les recherches des savants ; il s’entend à glisser ses billets doux et ses boucles de cheveux dans le portefeuille d’un ministre ou dans un manuscrit philosophique ; il fait naître tous les jours les querelles les plus inextricables et les plus funestes, brise les relations les plus précieuses, rompt les liens les plus solides ; il enlève à ses victimes parfois la vie ou la santé, parfois la richesse, le rang et le bonheur ; d’un homme honnête il peut faire un coquin sans conscience ; d’un homme jusqu’alors fidèle, un traître ; partout, en un mot, il nous apparaît comme un démon ennemi qui s’efforce de tout intervertir, de tout troubler, de tout bouleverser. Comment donc alors ne pas s’écrier : « À quoi bon tout ce bruit ? Pourquoi cette agitation et cette fureur, ces angoisses et ces misères ? » Il s’agit simplement, en somme, pour chacun de trouver sa chacune [1] : pourquoi une chose si simple doit-elle tenir une place de cette importance et venir sans cesse déranger et brouiller la bonne ordonnance de la vie humaine ? – Mais l’esprit de vérité découvre peu à peu la réponse à l’observateur attentif. Non, ce n’est pas d’une bagatelle qu’il s’agit ici ; au contraire, l’importance de la chose en question est en raison directe de la gravité et de l’ardeur des efforts qu’on y consacre. Le but dernier de toute intrigue d’amour, qu’elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. C’est que ce n’est rien moins que la composition de la génération future qui se décide là. Ces intrigues d’amour si frivoles servent à déterminer l’existence et la nature des personnages du drame (dramatis personæ) destinés à paraître sur la scène, quand nous l’aurons quittée. De même que l’existence, existentia, de ces personnages futurs a pour condition générale l’instinct sexuel, de même leur essence, essentia, est fixée par le choix que fait chacun en vue de sa satisfaction personnelle, c’est-à-dire par l’amour sexuel, et se trouve ainsi, à tous égards, irrévocablement établie. Voilà la clef du problème : l’application nous apprendra à la mieux connaître ; si nous passons en revue les divers degrés de l’amour, depuis l’inclination la plus fugitive jusqu’à la passion la plus violente, nous constaterons que la différence qui les sépare provient du degré d’individualisation apportée dans le choix.

Ainsi donc, pris dans son ensemble, tout le commerce amoureux de la génération actuelle est, de la part de toute la race humaine, une grave meditatio compositionis generationis futurae, e qua iterum pendent innumeræ generationes [méditation sur la composition de la génération future, de laquelle dépendent à leur tour d’innombrables générations]. Dans cette opération il ne s’agit pas, comme partout ailleurs, du bonheur et du malheur individuels, mais de l’existence et de la nature spéciale de la race humaine dans les siècles à venir, et par suite la volonté de l’individu s’y exerce à sa plus haute puissance, en tant que volonté de l’espèce. La haute importance du but à atteindre est ce qui fait le pathétique et le sublime des intrigues d’amour, le caractère transcendant des transports et des douleurs quelles provoquent. Depuis des milliers d’années les poètes nous en mettent sous les yeux d’innombrables exemples, parce qu’aucun thème ne peut égaler celui-ci en intérêt : traitant du bonheur et du malheur de l’espèce, il est à tous les autres qui ne touchent que le bien de l’individu comme le corps est à la surface plane. Voilà pourquoi il est si difficile de donner de la vie à une pièce sans amour ; voilà pourquoi aussi ce thème n’est jamais épuisé, quelque constant usage qu’on en fasse.

L’instinct sexuel en général, tel qu'il se présente dans la conscience de chacun, sans se porter sur un individu déterminé de l’autre sexe, n’est, en soi et en dehors de toute manifestation extérieure, que la volonté de vivre. Mais quand il apparaît à la conscience avec un individu déterminé pour objet, cet instinct sexuel est en soi la volonté de vivre en tant qu’individu nettement déterminé. En ce cas l’instinct sexuel, bien qu’au fond pur besoin subjectif, sait très habilement prendre le masque d’une admiration objective et donner ainsi le change à la conscience ; car la nature a besoin de ce stratagème pour arriver à ses fins. Mais si objective et si bien revêtue de sublimes couleurs que cette admiration puisse nous paraître, cependant cette passion amoureuse n’a en vue que la procréation d’un individu de nature déterminée ; et ce qui le prouve avant tout, c’est que l’essentiel n’est pas la réciprocité de l’amour, mais bien la possession, c’est-à-dire la jouissance physique. La certitude d’être payé de retour ne peut nullement consoler de la privation de cette jouissance : bien des hommes, en pareille circonstance, se sont brûlé la cervelle. Et en revanche, des hommes passionnément amoureux, faute de pouvoir se faire aimer eux-mêmes, se contentent de la possession, de la jouissance physique. J’en trouve la preuve dans tous les mariages forcés, dans ces faveurs que l’on achète si souvent d’une femme, en dépit de sa répugnance, au prix de présents considérables ou d’autres sacrifices, et aussi dans les cas de viol. La procréation de tel enfant déterminé, voilà le but véritable, quoique ignoré des acteurs, de tout roman d’amour : les moyens et la façon d’y atteindre sont chose accessoire. J’entends d’ici les cris qu’arrache aux âmes élevées et sensibles, et surtout aux âmes amoureuses, le brutal réalisme de mes vues, et cependant l’erreur n’est pas de mon côté. La détermination des individualités de la génération future n’est-elle pas, en effet, une fin qui surpasse en valeur et en noblesse tous leurs sentiments transcendants et leurs bulles de savon immatérielles ? Peut-il y en avoir, parmi les fins terrestres, de plus haute et de plus grande ? C’est la seule qui réponde à la profondeur de l’amour passionné, au sérieux avec lequel il se présente, à la gravité attachée à toutes les vétilles qui raccompagnent ou le font naître. Admettons que tel est bien le vrai but : alors seulement les longues difficultés, les efforts et les tourments auxquels on se soumet pour obtenir l’objet aimé nous paraissent en rapport avec l’importance du résultat. C’est, en effet, la génération future, dans la détermination de tous ses individus, qui tend à l’existence au travers de toutes ces menées et de toutes ces peines. Oui, c’est elle-même qui s’agite dans ce triage circonspect, précis et obstiné fait en vue de la satisfaction de l’instinct sexuel et que nous appelons l’amour. L’inclination croissante de deux amants, c’est déjà au fond le vouloir-vivre du nouvel individu, qu’ils peuvent et veulent procréer ; oui, dans cette rencontre de regards pleins de désir s’allume déjà sa prochaine existence ; elle s’annonce pour l’avenir comme une individualité harmonieuse et bien combinée. Ils sentent le désir de s’unir réellement, de se fondre en un être unique pour continuer à vivre en lui, et ce désir trouve sa satisfaction dans la procréation de l’enfant, en qui leurs qualités transmissibles à tous deux se perpétuent, confondues et unies en un seul être. En revanche, une aversion mutuelle, décidée et persévérante, entre un homme et une jeune fille, est la preuve qu’il ne saurait naître d’eux qu’un être mal organisé, sans harmonie et malheureux. On voit par là le sens profond de cette peinture où Calderon nous représente l’effroyable Sémiramis, nommée cependant par lui la fille de l’air, comme le fruit d’un viol, suivi du meurtre de l’époux.

Ce qui enfin attire si fortement et si exclusivement l’un vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est le vouloir-vivre de toute l’espèce, qui par anticipation s’objective d’une façon conforme à ses vues dans un être auquel ces deux individus peuvent donner naissance. Cet être tiendra du père la volonté ou le caractère, de la mère l’intelligence, de tous deux sa constitution corporelle : cependant pour la forme il se rapprochera plutôt du père, et de la mère pour la grandeur, en vertu de la loi des produits animaux hybrides, loi fondée sur ce fait que la taille du fœtus est en raison de la grandeur de l’utérus. La passion toute spéciale et individuelle de deux amants n’est pas plus inexplicable que l’individualité spéciale et exclusive propre à chaque homme ; au fond les deux phénomènes n’en font qu’un ; le second exprime explicitement ce qui est implicitement contenu dans le premier. Il faut vraiment considérer comme le commencement de la naissance d’un nouvel individu, comme le punctum saliens de sa vie, le moment où les parents commencent à s’aimer – to fancy each other, selon une très juste expression anglaise – ; c’est, je le répète, dans ces regards pleins de désir qui se croisent ou se fixent que se forme le premier germe de l’être futur, germe qui, comme tous les autres, est le plus souvent anéanti. Ce nouvel individu est, dans une certaine mesure, une nouvelle idée (platonicienne) : de même que toutes les idées tendent avec la plus grande force à prendre une forme sensible, et se saisissent avidement à cet effet de la matière que la loi de causalité a distribuée entre elles, de même aussi cette idée spéciale d’une individualité humaine tend avec la plus grande avidité et la plus grande force à se réaliser sous une forme sensible. C’est dans cette avidité et dans cette force que consiste la passion réciproque des deux futurs parents. Elle admet des degrés innombrables : mais qu’on en désigne toujours les deux extrêmes sous les noms d’Αφροδιτη πανδημος et ουρανια [l’amour vulgaire et l’amour céleste], son essence n’en est pas moins partout la même. Une passion est d’un degré d’autant plus élevé qu’elle est plus individualisée, c’est-à-dire que l’individu aimé, par sa constitution et ses qualités, est plus exclusivement propre à satisfaire les désirs de l’être aimant et les besoins que lui crée sa propre individualité. La suite nous fera voir plus clairement ce dont il s’agit ici. Le penchant amoureux se porte d’abord de préférence vers la santé, la force, la beauté, par conséquent vers la jeunesse : c’est que la volonté aspire avant tout à réaliser le caractère spécifique de la race humaine, comme la base de toute individualité ; l’amour banal, que l’on a sous les yeux tous les jours, Αφροδιτη πανδημος, n’a guère d’autres visées. À cela viennent ensuite s’ajouter des exigences plus spéciales, que nous examinerons plus tard en détail et qui, lorsqu’elles peuvent espérer se satisfaire, font grandir la passion. Celle-ci arrive au paroxysme quand la convenance réciproque des deux individualités est telle que la volonté, c’est-à-dire le caractère du père, et l’intellect de la mère mettent au jour par leur union cet individu même que le vouloir-vivre de l’espèce entière aspire à réaliser avec une véhémence proportionnée à sa grandeur et capable de combler la mesure d’un cœur mortel, sans que l’intelligence individuelle puisse en comprendre les motifs. Telle est donc l’essence de ce qui s’appelle proprement une grande passion. Plus sera parfaite cette convenance réciproque entre deux individus sous tous les rapports si divers que nous aurons à examiner plus loin, plus forte aussi sera leur passion mutuelle. Comme il n’existe pas deux êtres entièrement semblables, à tel homme déterminé ne peut convenir que telle femme, – toujours par rapport à l’enfant qui naîtra d’eux. L’amour vraiment passionné est aussi rare que le cas d’une pareille rencontre. Mais chacun de nous sent en lui la possibilité d’un tel amour : c’est pourquoi nous pouvons comprendre la peinture que nous en trouvons dans les œuvres poétiques. La passion amoureuse, dans son essence, a pour but la procréation de l’enfant avec ses qualités, et c’est de là qu’elle tire son origine : il peut donc exister entre deux jeunes gens bien élevés et de sexe différent un lien d’amitié commandé par la conformité de leurs sentiments, de leur caractère, de leur tournure d’esprit, sans qu’aucune pensée d’amour sexuel vienne s’y mêler : cette seule idée peut même exciter en eux une certaine répugnance. La raison en est qu’un enfant né d’eux serait d’une constitution physique ou intellectuelle sans harmonie, bref que son existence et sa nature ne répondraient plus aux fins du vouloir-vivre, tel qu’il se manifeste dans l’espèce. Dans le cas contraire, en dépit de l’hétérogénéité du sentiment, du caractère et de la tournure d’esprit, de l’aversion et même de l’inimitié qui peuvent en résulter, l’amour peut naître et subsister, car il nous aveugle sur toutes ces divergences : mais un mariage qu’il ferait conclure serait très malheureux.

Pénétrons maintenant plus avant dans cette recherche. L’égoïsme est en général un caractère de toute individualité si profondément enraciné en elle, que, pour exciter l’activité d’un être individuel, les fins égoïstes sont les seules auxquelles on puisse se fier avec assurance. L’espèce a, il est vrai, sur l’individu, un droit antérieur, plus pressant et plus fort que la périssable individualité elle-même. Cependant, quand l’individu doit exercer son activité et même faire des sacrifices pour la conservation de l’espèce et la réalisation du type, son intellect, organisé uniquement en vue de l’existence individuelle, ne peut se rendre assez bien compte de l’importance de cette fonction, afin d’agir en conséquence. Dans cet état de choses, la nature ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce, si bien que c’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même ; il ne fait alors que poursuivre une chimère qui voltige devant ses yeux, destinée à s’évanouir aussitôt après, et qui tient lieu d’un motif réel. Cette illusion, c’est l’instinct. Dans la plupart des cas on peut le considérer comme le sens de l’espèce, chargé d’avertir la volonté de ce qui est profitable à l’espèce. Mais ici la volonté s’est individualisée, il faut donc lui donner le change pour qu’elle perçoive par le sens de l’individu ce que lui transmet le sens de l’espèce ; elle se figure marcher à un but individuel, tandis qu’en réalité elle ne poursuit qu’un but générique (à prendre le mot dans son acception propre). Les phénomènes extérieurs de l’instinct, c’est chez les animaux que nous pouvons le mieux les observer, car c’est là que l’instinct joue le plus grand rôle ; mais sa marche intérieure, comme celle du phénomène interne, ce n’est qu’en nous-mêmes que nous apprenons à la connaître. On croit que l’instinct est presque nul dans l’homme, sauf au moment où, nouveau-né, il cherche et saisit le sein de sa mère. En réalité, nous avons un instinct très déterminé, très net et même très compliqué, celui qui nous guide dans le choix si délicat, si sérieux et si opiniâtre d’un autre individu pour la satisfaction du besoin sexuel. Cette satisfaction en elle-même, en tant que jouissance physique, reposant sur un besoin impérieux de l’individu, n’a absolument rien à faire avec la beauté ou la laideur de l’autre individu. Cependant cette recherche si ardente des avantages physiques et le choix si attentif quelle détermine ne dépendent évidemment pas de l’individu même qui choisit, comme celui-ci le croit, mais bien de la fin véritable, de l’enfant à procréer qui doit reproduire le type de l’espèce aussi pur et aussi exact que possible. En effet, mille accidents physiques, mille contrariétés morales altèrent de toute façon la forme humaine : néanmoins elle se trouve toujours rétablie dans son vrai type, et dans toutes ses parties, grâce à l’action du sens de la beauté, guide constant de l’instinct sexuel, et sans lequel cet instinct ne serait plus qu’un besoin répugnant. Ainsi chaque être arrête d’abord son choix sur les individus les plus beaux, c’est-à-dire en qui le caractère de l’espèce est empreint avec le plus de pureté, et les désire ardemment ; ensuite il recherchera surtout dans un autre individu les perfections dont il est lui-même privé ; il ira jusqu’à trouver de la beauté dans les imperfections qui sont tout le contraire des siennes : les hommes de petite taille, par exemple, recherchent les femmes grandes, les blonds aiment les brunes, etc ! – Ce ravissement plein d’ivresse qui saisit l’homme à l’aspect d’une femme dont la beauté est conforme à ses désirs et qui fait briller à ses yeux l’union avec cet être comme le comble du bonheur, c’est bien le sens de l’espèce, qui, reconnaissant là le caractère nettement marqué de la race, désirerait le perpétuer avec cette femme. C’est sur cet attrait irrésistible de la beauté que repose la conservation du type de l’espèce ; de là aussi vient la force de cet attrait. Nous examinerons plus loin spécialement des considérations qui en règlent l’action. L’homme est donc bien réellement guidé en ceci par un instinct préposé au bien de l’espèce, tout en s’imaginant ne chercher qu’une jouissance suprême pour lui-même. – En réalité, nous trouvons là un renseignement d’un haut intérêt sur la nature intime de l’instinct en général qui, presque toujours, comme dans le cas présent, fait agir l’individu pour le bien de l’espèce. Car évidemment l’attention de l’insecte à choisir telle fleur, tel fruit, tel fumier, telle viande, ou bien, comme les ichneumons, la larve de tel autre insecte pour y déposer ses œufs, sans reculer devant aucune fatigue, devant aucun danger pour y parvenir, cette attention est très analogue au soin que l’homme apporte a choisir, pour la satisfaction du besoin sexuel, une femme déterminée dont la nature individuelle soit conforme à ses goûts, et vers laquelle il se porte avec tant d’ardeur que souvent, pour arriver à ses fins, oublieux de toute prudence, il sacrifie le bonheur de toute sa vie par un mariage insensé, par une intrigue qui lui coûte sa fortune, son honneur, sa vie, et plus d’une fois par un crime, tel que l’adultère ou le viol ; et tout cela pour servir au mieux les intérêts de l’espèce, pour se conformer à la volonté partout souveraine de la nature, voire même aux dépens de l’individu. Partout, en effet, l’instinct agit comme en vue d’une certaine fin, et cependant sans se la proposer. La nature le fait naître là où l’individu qui doit agir serait incapable de comprendre le but, ou refuserait de chercher à l’atteindre. Aussi l’instinct, en règle générale, n’est-il guère donné qu’aux animaux, et surtout aux animaux inférieurs, aux plus dépourvus d’intelligence. Mais il a été aussi donné à l’homme, à peu près pour le seul cas en question, car l’homme, bien que très capable de concevoir la fin, n’y travaillerait pas avec le zèle nécessaire, surtout aux dépens de son bonheur personnel. Ici donc, comme dans tout instinct, la vérité a pris la forme d’une illusion pour agir sur la volonté. C’est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l’homme en lui faisant croire qu’il trouvera dans les bras d’une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d’une autre, ou en lui inspirant la ferme conviction que tel individu déterminé est le seul dont la possession puisse lui procurer la suprême félicité. Aussi il s’imagine qu’il accomplit tous ces efforts et tous ces sacrifices pour sa jouissance personnelle, et c’est seulement pour la conservation du type de l’espèce dans toute sa pureté ou pour la procréation d’une individualité bien déterminée qui ne peut naître que de ces parents-là. Ce caractère est si bien celui d’un instinct, c’est-à-dire d’une action exécutée, semble-t-il, en vertu d’une intention finale, sans qu’il y ait cependant intention, que l’individu, sous l’empire de cette illusion, redoute et voudrait détourner cette fin qui seule le dirige, à savoir la procréation ; c’est bien le cas de presque toutes les liaisons illégitimes. Si tel est bien le caractère de cette passion, il est tout naturel que chaque amant, après avoir enfin assouvi son désir, éprouve une prodigieuse déception et s’étonne de n’avoir pas trouvé dans la possession de cet objet si ardemment convoité plus de jouissance que dans n’importe quelle autre satisfaction sexuelle : aussi ne se trouve-t-il guère plus avancé qu’auparavant. Ce désir était en effet à tous ses autres désirs ce que l’espèce est à l’individu, par conséquent ce que l’infini est au fini. Mais la satisfaction n’en est profitable qu’à l’espèce seule et ne pénètre pas dans la conscience de l’individu, qui, animé par la volonté de l’espèce, a travaillé avec dévouement à une fin qui n’était pas du tout la sienne. Aussi chaque amant, après le complet accomplissement du grand œuvre, trouve-t-il qu’il a été leurré ; car elle s’est évanouie, cette illusion qui a fait de lui la dupe de l’espèce. Platon a donc eu bien raison de dire : ηδονη απαντων αλαζονεστατον [il n’y a rien qui soit imposteur autant que le plaisir] (Philèbe, 65, c).

Tout cela, d’autre part, jette de la lumière sur les instincts et sur l’industrie des animaux. C’est sans doute aussi sous l’empire d’une sorte d’illusion, qui fait briller à leurs yeux l’espoir d’une jouissance personnelle, qu’ils travaillent avec tant de diligence et d’abnégation au bien de l’espèce, que l’oiseau construit son nid, que l’insecte cherche une place convenable pour ses œufs et se met en quête d’une proie qu’il ne dévorera pas lui-même, mais qui, déposée auprès des œufs, doit servir de pâture aux larves futures ; que l’abeille, la guêpe, la fourmi enfin édifient leurs demeures et font preuve d’une si savante économie. Tous ces animaux sont à coup sûr guidés par une illusion qui semble proposer à ce travail en vue de l’espèce un but égoïste. Voilà vraisemblablement la seule voie possible pour arriver à saisir ce processus interne ou subjectif, qui fait le fond de toutes les manifestations de l’instinct. Mais extérieurement ou objectivement, cet instinct, chez les animaux qu’il domine en maître, chez les insectes surtout, se manifeste à nous par une prédominance du système ganglionnaire, c’est-à-dire du système nerveux qui est subjectif, sur le système cérébral, qui est objectif ; d’où l’on peut conclure qu’ils sont poussés à agir moins par une conception exacte des choses en soi que par des représentations subjectives, sources du désir, dues elles-mêmes à l’influence du système ganglionnaire sur le cerveau, c’est-à-dire enfin par une certaine illusion ; voilà le processus physiologique de tout instinct. – Pour plus de clarté, je mentionne encore, bien que moins probant, un autre exemple d’instinct dans l’homme : c’est l’appétit capricieux des femmes grosses ; on en peut conclure, semble-t-il, que la nourriture de l’embryon demande parfois une modification extraordinaire ou déterminée du sang qui arrive à lui ; aussi l’aliment qui doit provoquer ce résultat se présente-t-il aussitôt à la femme enceinte comme un objet d’ardente convoitise ; là encore, c’est donc une illusion qui se produit. La femme a, par conséquent, un instinct de plus que l’homme : aussi le système ganglionnaire est-il bien plus développé chez la femme. – La grande prédominance du cerveau chez l’homme explique qu’il ait moins d’instincts que les animaux et que les instincts mêmes dont il est doué soient facilement susceptibles de s’égarer. En effet, ce sentiment instinctif de la beauté, qui dirige son choix en vue de la satisfaction sexuelle, s’égare s’il dégénère en penchant à la pédérastie ; le cas est le même que pour la mouche à viande (musca vomitoria), quand, au lieu de déposer ses œufs, suivant l’impulsion de l’instinct, sur de la viande gâtée, elle va les placer dans la fleur de l’arum dracunculus, abusée par l’odeur cadavérique de cette plante.

Tout amour a donc pour fondement un instinct visant uniquement l’enfant à procréer : nous en trouvons l’entière confirmation dans une analyse plus exacte dont nous ne pouvons nous dispenser pour cette raison. – Nous devons commencer par dire que l’homme est, de nature, porté à l’inconstance en amour, et la femme à la constance. L’amour de l’homme décline sensiblement, à partir du moment où il a reçu satisfaction ; presque toutes les autres femmes l’attirent plus que celle qu’il possède déjà, il aspire au changement. L’amour de la femme, au contraire, augmente à partir de ce moment ; résultat conforme à la fin que se propose la nature, à savoir la conservation et l’accroissement aussi considérable que possible de l’espèce. L’homme peut, sans peine, engendrer en une année plus de cent enfants, s’il a à sa disposition un nombre égal de femmes, tandis qu’une femme, même avec un pareil nombre d’hommes, ne pourrait toujours mettre au monde qu’un enfant dans l’année (je laisse de côté les naissances jumelles). Aussi l’homme cherche-t-il toujours d’autres femmes ; la femme, au contraire, s’attache fermement à un seul homme, car la nature la pousse, d’instinct et sans réflexion, à conserver celui qui doit nourrir et protéger l’enfant à naître. Ainsi donc la fidélité conjugale, tout artificielle chez l’homme, est naturelle chez la femme, et par suite l’adultère de la femme, au point de vue objectif, à cause des suites qu’il peut avoir, comme aussi au point de vue subjectif, en tant que contraire à la nature, est bien plus impardonnable que celui de l’homme.

Mais il faut aller au fond des choses pour nous convaincre pleinement que cette satisfaction fournie par un autre sexe, si objective qu’elle puisse nous paraître, n’est autre chose qu’un instinct déguisé, c’est-à-dire que le sens de l’espèce préposé à la conservation du type. Le moyen d’y parvenir, c’est de rechercher de plus près les considérations qui nous dirigent dans notre choix et de les examiner dans le détail, quelque étrange figure que puissent faire dans un ouvrage philosophique les particularités que je vais signaler ici. Ces considérations sont de plusieurs sortes : les unes concernent directement le type de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, d’autres ont trait aux qualités psychiques ; il en est d’autres enfin toutes relatives : elles proviennent de la nécessité de corriger ou de neutraliser les unes par les autres les imperfections et les anomalies des deux individus. Nous allons les examiner une à une.

La principale considération qui règle notre choix et notre inclination, c’est l’âge. En général, nous recherchons l’âge compris entre l’apparition et la fin de la menstruation ; c’est donc aux femmes de dix-huit à vingt-huit ans que nous donnons nettement la préférence. Au-delà de cet âge, au contraire, aucune femme ne peut nous attirer : une femme vieille, c’est-à-dire qui a passé l’âge de la menstruation, ne nous inspire que de la répugnance. La jeunesse sans la beauté conserve toujours des attraits, la beauté sans la jeunesse n’en a aucun. Sans doute nous nous laissons en cela guider à notre insu par la faculté générale de reproduction ; chaque individu perd de son charme pour l’autre sexe à mesure qu’il s’éloigne de l’âge le plus propre à la reproduction ou à la conception. – La seconde considération est celle de la santé : les maladies aiguës n’apportent qu’un trouble momentané, mais les maladies chroniques ou les cachexies sont des motifs d’éloignement, car elles se peuvent transmettre à l’enfant. – La troisième considération est celle de la charpente osseuse qui est la base du type de l’espèce. Après l’âge et la maladie, rien n’est si repoussant qu’un corps contrefait ; le plus joli visage ne saurait compenser cette difformité, et l’on préférera sans conteste un visage laid si le corps est heureusement conformé. Nous sommes choqués en outre d’un manque de proportion de la charpente osseuse, par exemple, quand le corps est rabougri, ramassé sur lui-même, bas sur jambes, ou bien quand la démarche est boiteuse, si ce n’est pas à la suite d’un accident extérieur. Une heureuse conformation du corps peut au contraire compenser toutes les imperfections : nous ne résistons pas à son charme enchanteur. C’est ici qu’il convient de rappeler la haute importance que nous attachons à la petitesse du pied, importance fondée sur ce fait que les pieds constituent un caractère essentiel de l’espèce : aucun animal, en effet, n’a le tarse et le métatarse, considérés dans leur ensemble, aussi petits que l’homme, ce qui est en connexion avec sa position verticale dans la marche ; c’est un plantigrade. Aussi l’Ecclésiastique dit-il (XXVI, 23, d’après la version corrigée de Kraus) : « Une femme qui est bien bâtie et qui a de beaux pieds est comme les colonnes d’or sur des supports d’argent. » Les dents ont aussi pour nous une grande importance, parce que le bon état en est essentiel à l’alimentation, et surtout se transmet par hérédité. – La quatrième considération est une certaine plénitude des chairs, c’est-à-dire une prédominance de la fonction végétative, de la plasticité, qui promet au fœtus une copieuse nourriture ; aussi une extrême maigreur nous inspire-t-elle une aversion singulière. Un sein de femme bien plein exerce un charme extraordinaire sur le sexe masculin ; c’est que, se trouvant en connexion directe avec les fonctions de reproduction de la femme, il assure au nouveau-né une nourriture abondante. Au contraire les femmes par trop grasses ne nous inspirent que de l’aversion ; la cause en est que cette constitution est un signe d’atrophie de l’utérus et par suite de stérilité ; l’esprit ne s’en rend pas compte, mais l’instinct le sait. – C’est en dernier lieu seulement que se place la considération de la beauté du visage. Ici aussi, les parties osseuses entrent avant tout en ligne de compte ; on attache le plus grand prix à un beau nez ; un nez trop court ou retroussé gâte tout. Une légère courbure du nez, vers le bas ou vers le haut, a décidé du bonheur d’innombrables jeunes filles, et cela justement, car c’est le type de l’espèce qui est en question. Une petite bouche, avec de petites mâchoires, est très essentielle, comme caractère spécifique de la face humaine, à la différence de celle des animaux. Un menton fuyant et en quelque sorte tronqué est surtout repoussant, parce que la proéminence du menton (mentum prominulum) est exclusivement un trait caractéristique de notre espèce. Enfin vient la considération de la beauté des yeux et du front : ces organes ont d’étroits rapports avec les qualités psychiques, et surtout avec les qualités intellectuelles que la mère transmet par hérédité.

Quant aux considérations inconscientes qui dirigent, d’autre part, l’inclination des femmes, nous ne pouvons naturellement pas les indiquer aussi nettement. D’une manière générale, voici ce qu’on peut affirmer : les femmes préfèrent les hommes de trente à trente-cinq ans, même aux jeunes gens, en qui seuls cependant réside la beauté humaine dans toute sa perfection. C’est qu’au fond ce n’est pas leur goût qui les guide, mais l’instinct, qui leur fait reconnaître dans les hommes de cet âge la plus grande force génératrice. En général, elles regardent peu à la beauté, surtout à celle du visage : on dirait qu’elles se réservent à elles seules le soin d’en faire don à leur enfant. Ce qui les attire surtout, c’est la force de l’homme, et le courage qui s’y joint naturellement ; ces avantages leur garantissent la procréation d’enfants vigoureux et en même temps leur assurent à elles-mêmes un vaillant protecteur. En ce qui concerne l’enfant, la femme peut, au moment de la conception, réparer l’effet d’un défaut corporel de l’homme, d’une déviation du type, pourvu que, sous ces rapports, elle soit elle-même d’une structure irréprochable, ou qu’elle pèche encore dans le sens opposé. Il faut seulement en excepter les qualités particulières au sexe masculin, et que par suite la mère ne peut donner à l’enfant : par exemple une ossature virile, de larges épaules, des hanches étroites, des jambes droites, la force musculaire, le courage, la barbe, etc. Voilà pourquoi les femmes aiment souvent des hommes laids, mais jamais un homme dépourvu de ces qualités viriles, car elles ne peuvent neutraliser l’effet de leur absence.

La seconde sorte de considérations qui sont le fondement de l’amour concerne les qualités psychiques. Nous verrons ici la femme généralement attirée par les qualités du cœur et du caractère dans l’homme, – car l’enfant les tient de son père. C’est principalement la fermeté de la volonté, la décision, le courage, peut-être aussi la loyauté et la bonté du cœur qui captivent la femme. Les qualités intellectuelles au contraire n’exercent sur elles aucun pouvoir direct en vertu de l’instinct, parce que le père n’en est pas la source. Le manque d’intelligence ne fait pas de tort auprès des femmes ; une grande supériorité d’esprit, le génie même, pourraient plutôt leur paraître une anomalie et exciter leur défaveur. Aussi est-ce chose fréquente qu’un homme laid, sot et grossier l’emporte auprès des femmes sur un homme beau, plein d’esprit et aimable. De là parfois ces mariages d’amour entre individus tout a fait hétérogènes sous le rapport de l’intelligence : par exemple, lui, grossier, robuste et borné ; elle, d’une grande délicatesse de sentiment, d’un esprit fin, cultivé, ami du beau, etc, ; ou bien lui, homme de génie, savant, et elle, une oie :

Sic visurn Veneri ; cui placet impares
Formas atque animos sub juga ænea
Sævo mittere cum joco
.

[Ainsi l’a voulu Vénus ; elle se plaît, par un jeu cruel, à envoyer sous le joug d’airain des corps et des esprits mal assortis.]
(Horace, Odes, I, 33, v. 10.)

La vraie raison, c’est qu’ici entrent en jeu les considérations instinctives, et non intellectuelles. Ce qu’on a en vue dans le mariage, ce n’est pas le plaisir de l’esprit, mais la procréation des enfants ; le mariage est une union des cœurs, non des têtes. C’est une niaiserie ridicule pour une femme de prétendre s’être éprise de l’esprit d’un homme, ou bien c’est l’exaltation d’un être dégénéré. – Les hommes, au contraire, ne sont pas déterminés dans leur amour instinctif par les qualités du caractère : c’est pour cela que tant de Socrate ont trouvé leur Xanthippe, par exemple Shakespare, Albert Durer, Byron, etc. Les qualités intellectuelles ont ici la plus grande influence, transmises qu’elles sont par la mère ; cependant leur influence est facilement surpassée par celle de la beauté corporelle qui, concernant un objet plus essentiel, possède une action plus immédiate. Toutefois il arrive que les mères, sous le sentiment de cette influence ou l’enseignement de l’expérience, fassent apprendre à leurs filles les beaux-arts, les langues, etc., afin de les rendre attrayantes pour les hommes : elles viennent ainsi en aide à l’intellect par des moyens tout artificiels, comme, à l’occasion, aux hanches ou à la gorge. Remarquons bien qu’il n’est question ici que de cette attraction immédiate, instinctive, seule capable de faire naître un amour vraiment passionné. Qu’une femme intelligente et cultivée prise l’intelligence et l’esprit chez un homme ; qu’un homme prudent et réfléchi éprouve le caractère de sa fiancée et en tienne compte, voilà qui ne fait rien à la chose dont il s’agit ici : cet examen ne peut servir de fondement qu’à un choix raisonnable en vue du mariage, et non à un amour passionné ; or c’est là le thème dont nous nous occupons.

Jusqu’ici je n’ai tenu compte que des considérations absolues, c’est-à-dire de celles qui sont valables pour tous les hommes ; j’arrive maintenant aux considérations relatives, qui sont individuelles : elles ont en effet pour but de rectifier un type de l’espèce qui semble défectueux, d’en corriger les déviations déjà existantes dans la personne même qui fait son choix, et de ramener ainsi ce type à toute sa pureté. En ce cas, chacun aime ce qui lui manque. Partant d’une conformation individuelle pour aboutir à une conformation individuelle, le choix qui dépend de ces considérations relatives est bien plus déterminé, plus net, plus exclusif que celui qui a pour seule base des considérations absolues ; aussi en général est-ce dans ces considérations relatives qu’il faut chercher l’origine d’un amour vraiment passionné, tandis que les premières ne donnent naissance qu’à des inclinations plus ordinaires et plus faibles. En conséquence, les beautés régulières, parfaites, ne sont pas en général celles qui allument les grandes passions. Un amour vraiment passionné ne peut se produire qu’à une condition ; une métaphore chimique va nous permettre de l’exprimer : deux personnes doivent réciproquement se neutraliser, comme un acide et un alcali pour former un sel neutre. À cet effet, plusieurs déterminations préalables sont nécessaires ; les voici en substance. En premier lieu, toute sexualité est spécialisation. Cette spécialisation est plus nettement marquée et plus prononcée dans tel individu que dans tel autre ; aussi elle peut, pour chaque individu, se compléter ou se neutraliser à l’aide de tel individu de l’autre sexe ; chaque être humain a besoin de l’organisation individuelle opposée à la sienne pour la réalisation complète du type de l’humanité dans l’individu qui va naître, et à la constitution duquel tout ce travail doit aboutir. Les physiologistes savent que les sexualités masculine et féminine comportent d’innombrables degrés, à travers lesquels l’une peut descendre jusqu’à la repoussante gynanthropie et à l’hypospadias, l’autre s’élever jusqu’à la plus séduisante androgynie : de part et d’autre le parfait hermaphrodisme peut être atteint ; c’est l’état des individus qui, tenant exactement le milieu entre les deux sexes, ne peuvent être rangés dans aucun et par suite sont impropres à la reproduction. Pour que cette neutralisation dont il s’agit des deux individus l’un par l’autre puisse s’opérer, il est nécessaire que le degré déterminé de sexualité masculine de l’un réponde exactement au degré déterminé de sexualité féminine de l’autre ; ainsi leurs deux natures spéciales pourront se faire équilibre. Aussi l’homme le plus homme cherchera la femme la plus femme, et inversement ; chaque individu cherche celui qui lui correspond en puissance sexuelle. L’instinct leur apprend dans quelle mesure le rapport convenable existe entre eux deux, et, en sus des autres considérations relatives, c’est là le principe des plus grandes passions. Les amants parlent en termes pathétiques de l’harmonie de leurs âmes ; mais cette harmonie n’est autre chose en fin de compte, comme nous l’avons montré, que cette convenance réciproque de leurs natures capable d’assurer la perfection de l’être à engendrer ; cette convenance présente sans nul doute beaucoup plus d’importance que cette harmonie des âmes, qui souvent, peu après le mariage, dégénère en une criante discordance. Ici se placent maintenant les dernières considérations relatives, fondées sur cette tendance de chacun à faire compenser par l’autre ses propres faiblesses, ses défauts, les déviations du type qui existent en lui, pour qu’elles ne se perpétuent pas dans l’enfant qui doit naître et ne deviennent pas en lui des anomalies monstrueuses. Plus la force musculaire manque à un homme, plus il recherchera la vigueur dans les femmes, et réciproquement. Et comme d’ordinaire, en vertu de leur nature, les femmes sont inférieures en force musculaire, d’ordinaire aussi elles donneront la préférence aux hommes vigoureux. – La taille est aussi une considération importante : les petits hommes ont une prédilection très marquée pour les grandes femmes, et vice versa, et dans un homme petit cette préférence pour les femmes grandes sera d’autant plus passionnée qu’il sera issu lui-même d’un père de haute taille et que l’influence maternelle seule l’aura fait rester petit : c’est qu’alors il aura hérité de son père un système vasculaire et une énergie capables d’alimenter de sang un grand corps ; mais si, au contraire, son père et son grand-père étaient déjà petits, alors cette prédilection sera moins sensible. La répulsion qu’une grande femme éprouve pour les hommes de haute taille résulte au fond de cette intention de la nature d’éviter la création d’une race trop grande, si les forces que cette femme peut lui transmettre sont insuffisantes à lui assurer une longue vie. Une telle femme choisit-elle néanmoins un mari de haute taille, pour ne pas paraître ridicule aux yeux du monde, le plus souvent sa postérité payera cher cette sottise. – La complexion est aussi un élément dont on tient grand compte. Les individus blonds recherchent toujours les noirs ou les bruns ; mais l’inverse se produit rarement. C’est qu’une chevelure blonde et des yeux bleus constituent déjà une variété, presque une grosse anomalie, comme les souris blanches, ou, pour le moins, les chevaux blancs ; cette variété n’appartient en propre à aucune autre partie du monde, pas même au voisinage des pôles, mais à la seule Europe, et est évidemment d’origine Scandinave. Qu’il me soit permis de le dire en passant, pour moi la couleur blanche n’est pas naturelle à l’homme, mais il devrait avoir la peau noire ou brune, à l’exemple de ses ancêtres, les Hindous ; par suite, il n’est pas sorti à l’origine un seul homme blanc du sein de la nature, et il n’y a pas de race blanche, quoi qu’on en ait dit, mais tout homme blanc est un homme décoloré. Refoulé vers le nord qui lui est étranger et où il vit comme les plantes exotiques, ayant comme elles besoin, pendant l’hiver, d’une serre chaude, l’homme, dans le cours des siècles, est devenu blanc. Les tziganes, race hindoue établie parmi nous depuis environ quatre siècles seulement, montrent le passage de la complexion des Hindous à la nôtre [2]. Dans l’amour des sexes, la nature tend à revenir à la chevelure sombre et aux yeux bruns, c’est-à-dire au type primitif, mais la couleur blanche de la peau est devenue une seconde nature, pas au point cependant que la couleur brune des Hindous nous semble repoussante. – Enfin chacun cherche dans chaque partie du corps prise à part le correctif de ses propres défauts et de ses imperfections, et cela avec d’autant plus d’attention que cette partie est plus importante ; ainsi des nez aquilins, des visages de perroquets, procureront aux individus à nez camus un plaisir indicible : de même pour toutes les autres parties. Des hommes au corps et aux membres très grêles et très allongés peuvent trouver beau un corps ramassé sur lui-même et trop court. – Les considérations de tempérament ont un effet analogue : chacun préférera le tempérament opposé au sien, mais dans la mesure seulement où le sien est nettement marqué. – L’homme qui, à quelque égard, est parfait, ne recherche pas et n’aime pas pour cela l’imperfection de l’autre individu sous ce même rapport, mais il passe sur cette imperfection plus facilement qu’un autre, parce qu’à lui seul il suffit à en préserver ses enfants. Par exemple un homme très blanc ne sera pas rebuté par un teint jaunâtre ; mais un homme au teint jaune trouvera divinement belle une face d’une blancheur éclatante. – Le cas, très rare, d’un homme qui s’éprend d’une femme vraiment laide se présente lorsque, en raison de l’harmonie absolue, mentionnée plus haut, de leurs degrés de sexualité, toutes les anomalies de la femme sont directement opposées aux siennes, c’est-à-dire en sont le correctif. En ce cas, la passion atteint d’ordinaire un haut degré.

Le profond sérieux avec lequel l’homme examine chaque partie du corps de la femme, et réciproquement, le soin scrupuleux avec lequel nous inspectons une femme qui commence à nous plaire, l’obstination de notre choix, l’attention minutieuse avec laquelle le fiancé observe sa promise, ses précautions pour n’être trompé sur aucun point, la grande importance qu’il attache à la plus ou moins grande perfection des parties essentielles, – tout cela est bien en rapport avec l’importance du but. C’est que ces parties-là se retrouveront semblables, et pour la vie, dans l’enfant qui doit naître. La femme, par exemple, est-elle un peu contrefaite : l’enfant pourra parfaitement naître bossu, et ainsi du reste. Les parents n’ont certainement pas conscience de tout cela ; bien plus, chacun pense bien ne faire ce choix si laborieux que dans l’intérêt de sa jouissance personnelle (qui, au fond, n’est nullement en question ici) ; mais il se borne à le conformer, sa propre constitution étant donnée, à l’intérêt de l’espèce, dont il a la secrète mission de conserver le type aussi pur que possible. L’individu agit ici, sans le savoir, pour le compte de l’espèce, qui lui est supérieure. De là l’importance qu’il attribue à des choses pour lesquelles, en tant qu’individu, il ne pourrait et ne devrait avoir que de l’indifférence. Il y a quelque chose de tout particulier dans le sérieux profond et inconscient avec lequel deux jeunes gens de sexe différent, qui se voient pour la première fois, se considèrent l’un l’autre, dans le regard scrutateur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre, dans cet examen attentif qu’ils font subir réciproquement à tous les traits et à toutes les parties de leur personne. Cette analyse si minutieuse, c’est la méditation du génie de l’espèce sur l’individu qui peut naître d’eux et la combinaison de ses qualités. Du résultat de cette méditation dépend la force de leur sympathie et de leurs désirs réciproques. Cette sympathie peut, après avoir atteint un degré très élevé, s’évanouir sur-le-champ, par la découverte de quelque particularité restée jusqu’alors inaperçue. – C’est ainsi que, dans tous ceux qui sont capables de procréer, le génie de l’espèce médite sur la génération à venir. La constitution de cette génération, voilà le grand œuvre auquel Cupidon consacre son incessante activité, ses spéculations et ses réflexions. Auprès de l’importance de ce haut intérêt de l’espèce et des générations à venir, les intérêts des individus, dans tout leur ensemble éphémère, sont tout à fait insignifiants : aussi le génie est-il toujours prêt à les sacrifier sans en tenir compte. C’est qu’il est par rapport aux individus ce qu’un immortel est aux mortels, et ses vues sont aux leurs comme l’infini au fini. Alors, dans la conscience qu’il a de travailler à des desseins plus élevés que le simple bonheur ou le malheur des individus, il en poursuit l’accomplissement avec une sublime impassibilité, au milieu du tumulte de la guerre, des agitations de la vie ou des ravages de la peste, ou même jusque dans la solitude du cloître.

Nous avons vu plus haut que l’intensité de la passion croît avec son individualisation, quand nous avons montré comment l’organisation corporelle de deux individus peut se trouver telle, que, pour assurer la constitution aussi exacte que possible du type de l’espèce, l’un soit justement le parfait complément de l’autre : de là l’attraction exclusive qui s’exerce entre eux. En ce cas s’élève une passion déjà très forte qui, par cela seul qu'elle ne porte que sur un seul objet, a l’air en quelque sorte de remplir une fin spéciale de la nature et se donne ainsi un caractère plus noble et plus élevé. Fondé sur des motifs opposés, le simple instinct sexuel est grossier, parce qu’il se porte sur tout objet, sans individualisation, et ne tend à la conservation de l’espèce que sous le rapport de la quantité, sans avoir égard à la qualité. Mais aussi l’individualisation, et avec elle l’intensité de la passion, peuvent atteindre un si haut degré que, si elles ne reçoivent pas satisfaction, tous les biens du monde, la vie même, perdent leur valeur. Le désir qu’elles provoquent acquiert une violence qui, supérieure à toute autre passion, rend l’homme prêt à tous les sacrifices, et peut le conduire, dans le cas où toute espérance de réalisation lui est irrévocablement défendue, à la démence ou même au suicide. En dehors des considérations mentionnées plus haut, une passion si excessive doit encore reposer sur d’autres considérations inconscientes et qui ne frappent pas tout d’abord notre vue. Nous devons donc admettre qu’il y a non seulement harmonie des qualités physiques, mais encore, entre la volonté de l’homme et l’intellect de la femme, une conformité spéciale, en vertu de laquelle tel individu déterminé, dont le génie de l’espèce se promet l’existence, ne peut naître que d’eux seuls pour des raisons inhérentes à l’essence même de la chose en soi et par là même impénétrables à notre esprit ; ou, pour parler avec plus de précision, le vouloir-vivre aspire ici à s’objectiver dans un individu bien déterminé qui ne peut être engendré que par ce père et cette mère. Cette aspiration métaphysique de la volonté n’a d’autre sphère d’action dans la série des êtres que les cœurs des parents futurs : saisis alors d’une ardente passion, ceux-ci s’imaginent désirer pour leur propre compte ce qui pour le moment n’a qu’un but purement métaphysique, c’est-à-dire placé en dehors de la série des choses réellement existantes. Ainsi donc cette impulsion que subit tout être dès son origine et qui porte vers l’existence l’individu destiné à naître plus tard, c’est elle qui, en apparence, se manifeste par cette passion si vive, si peu soucieuse de tout objet étranger à elle-même qu’éprouvent l’un pour l’autre les futurs parents, et qui, en réalité, n’est qu’une illusion sans pareille, grâce à laquelle l’amant est prêt à abandonner tous les biens du monde pour dormir à côté de cette femme, impuissante à lui procurer plus de jouissance qu’une autre. Et c’est bien à cela que tout se réduit ; la preuve en est que cette grande passion, aussi bien que toutes les autres, s’éteint par la jouissance, à la grande surprise des amants. Elle s’éteint encore quand, par suite de la stérilité de la femme (d’après Hufeland, il peut y en avoir dix-neuf causes provenant de défauts de constitution), la vraie fin métaphysique ne peut se réaliser ; ainsi sont étouffés chaque jour des millions de germes, dans lesquels cependant le même principe métaphysique de vie tend à l’existence. Ce qui peut en consoler, c’est la seule pensée que le vouloir-vivre a devant soi une infinité d’espace, de temps, de matière, et par suite d’innombrables occasions de se manifester.

Théophraste Paracelse, sans avoir traité ce thème, et malgré sa manière de voir si étrangère à la mienne, ne laisse pas d’avoir entr’aperçu une fois au moins, ne fût-ce qu’un instant, ce que j’expose ici : c’est quand, au milieu d’un développement différent, et avec son habitude de sauter d’un sujet à l’autre, il fait les curieuses remarques que voici : « Hi sunt, quos Deus copulavit, ut eam, quæ fuit Uriœ et David ; quamvis ex diametro (sic enim sibi humana mens persuadebat) cum justo et legitimo matrimonio pugnaret hoc…, sed propter Salomonem, qui aliunde nasci non potuit, nisi ex Bathseba, conjuncto David semine, quamvis meretrice, conjunxit eos Deus. » [Voici ceux que Dieu a uni, comme celle qui appartint à Urie et David ; bien que cette union (selon la conviction de l’esprit humain) fût diamétralement opposée à un mariage juste et légitime… Mais à cause de Salomon, qui ne pouvait naître d’autres parents que de Bethsabée et David, même adultères, Dieu les a unis.] (De vita longa, I, 5.)

La passion de l’amour, l'ιμερος, que les poètes de tous les temps ne cessent de peindre sous ses multiples aspects, sans pouvoir épuiser le sujet, sans pouvoir même le traiter d’une façon digne de lui, cette passion qui attache ainsi à la possession d’une femme déterminée l’idée d’un bonheur sans fin, et celle d’une douleur inexprimable à la pensée de ne pouvoir posséder cette femme, – ce désir et cette souffrance d’un cœur amoureux ne peuvent avoir pour unique matière les besoins d’un individu éphémère ; mais ce sont les soupirs de joie du Génie de l’espèce, quand il réussit à profiter d’une occasion unique de réaliser ses projets, ou ses profonds gémissements lorsqu’il en perd une. L’espèce seule a une vie éternelle, et seule, par conséquent, elle est capable de souhaits éternels, d’éternelles satisfactions et d’éternelles douleurs. Mais ici tous ces sentiments sont emprisonnés dans l’étroite poitrine d’un mortel : il n’est donc pas étonnant que celle-ci paraisse vouloir éclater et ne trouve nul moyen d’exprimer cette attente d’infinie volupté ou de malheur infini qui remplit son âme. De là découle la source de toute la poésie érotique du genre supérieur, qui, en raison de son sujet, s’élève à ces métaphores transcendantes qui semblent planer au-dessus des choses terrestres. Voilà le thème des Pétrarque, la matière des Saint-Preux, des Werther, des Jacques Ortis qui, sans cela, ne pourraient être ni compris ni expliqués. Cette valeur infinie que l’on attribue à la femme aimée ne peut reposer sur quelques qualités intellectuelles, ou sur des qualités objectives, réelles, d’abord parce que souvent son amant ne la connaît pas assez bien : tel était le cas de Pétrarque. Le génie de l’espèce peut seul deviner d’un coup d’œil quelle valeur elle a pour lui, pour la réalisation de ses fins. Aussi, d’ordinaire, les grandes passions prennent-elles naissance dès le premier regard :

Who ever lov’d, that lov’d not at first sight ?

[Aima-t-il jamais, qui n’aima pas au premier regard ?]
Shakespeare, you like it, III, 5.

Nous trouvons à ce sujet un passage remarquable dans un roman célèbre, il y a deux cent cinquante ans, Guzman d’Alfarache, de Mateo Aleman : « No es necessario, para que uno ame, que pase distancia de tiempo, que siga discurso, ni haga eleccion, sino que con aquella primera y sola vista, concurran juntamente cierta correspondencia ó consonancia, ó lo que acá solemos vulgarmente decir, una confrontation de sangre, à que por particular influxo suelen mover las estrellas. » [Pour aimer, il n’est pas besoin d’attendre longtemps, de réfléchir, de faire un choix ; il suffit que, dès le premier et l’unique coup d’œil, il se rencontre une certaine conformité, une certaine concordance mutuelle, ou ce que, dans la vie courante, nous avons coutume de nommer une sympathie du sang, qu’excite surtout en nous une influence spéciale des astres.] (P. II, liv. III, c. V) De même, pour un amant passionné, la perte de sa bien-aimée, enlevée par un rival ou par la mort, est une douleur qui surpasse les autres ; c’est qu’elle est de nature transcendante, et qu’elle ne l’atteint pas seulement en tant qu’individu, mais aussi dans son essentia œterna, dans la vie de l’espèce, dont la volonté spéciale et l’ordre le faisaient agir. Voilà pourquoi la jalousie est si cruelle et si terrible, voilà pourquoi renoncer à leur amour est pour des amants le plus grand des sacrifices. Un héros a honte de faire entendre des plaintes, sauf des plaintes d’amour ; ce n’est plus lui alors qui gémit, c’est l’espèce. Dans la Grande Zénobie de Calderon se trouve, au second acte, une scène entre Zénobie et Décius, où celui-ci dit :

Cielos, luego tu me quieres ?
Perdiera cien mil victorias,
Volviérame, etc…

[Ciel ! Tu m’aimes donc ? À ce prix je renoncerais à cent mille victoires, je reviendrais, etc. ]

L’honneur, qui jusqu’alors l’avait emporté sur tout autre intérêt, est vaincu ici, dès que l’intérêt de l’espèce entre en jeu et a en vue un avantage assuré, car l’intérêt de l’espèce surpasse infiniment l’intérêt de l’individu, si important qu’il soit. Honneur, devoir, fidélité, ne peuvent tenir devant lui, après avoir résisté à toutes les autres tentations, même aux menaces de mort. – Nous voyons encore dans la vie privée que sur aucun point, la délicatesse de conscience n’est aussi rare ; des gens d’ailleurs loyaux et droits la laissent parfois de côté en pareil cas, et commettent sans scrupule un adultère, dès qu’ils sont dominés par un amour passionné, c’est-à-dire par l’intérêt de l’espèce. Ils semblent alors avoir conscience d’un droit supérieur à celui que peuvent conférer les intérêts individuels ; car ils agissent dans l’intérêt de l’espèce. Chamfort fait à ce sujet une déclaration remarquable : « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre, de par la Nature qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines. » Et si quelqu’un s’en indignait, je n’aurais qu’à lui rappeler l’éclatante indulgence avec laquelle le Sauveur, dans l’Évangile, traite la femme adultère, en supposant tous les spectateurs coupables de la même faute. – À ce point de vue, la plus grande partie du Décaméron semble comme une ironie insultante du génie de l’espèce foulant aux pieds les droits et les intérêts des individus. – Le génie de l’espèce écarte avec la même facilité les différences de condition et toutes les circonstances analogues, quand elles s’opposent à l’union de deux amants passionnés ; il n’en tient nul compte, et, poursuivant ses vues sur d’innombrables générations, il emporte d’un souffle, comme un fétu de paille, toutes ces institutions humaines. S’agit-il de satisfaire une passion très vive, ce même motif si profond fait braver résolument tout péril, et l’homme le plus pusillanime devient courageux. – Aussi c’est avec joie et avec intérêt que nous voyons, au théâtre et dans les romans, les jeunes gens défendre leur amour, c’est-à-dire la cause de l’espèce, et triompher de leurs vieux parents qui ne songent qu’au bien des individus. Cette attraction réciproque de deux amants paraît bien plus puissante, plus élevée et par suite plus juste que tout ce qui peut la contrarier, de même que l’espèce est plus digne de considération que l’individu. Voilà pourquoi le thème principal de presque toutes les comédies est cette intervention du génie de l’espèce avec ses vues contraires aux intérêts individuels des personnages en scène et grosses de menaces pour leur bonheur. Il réussit d’ordinaire dans ses plans, et ce dénouement, conforme à la justice poétique, satisfait le spectateur, qui sent bien que les fins de l’espèce doivent passer avant celles des individus. Aussi, la pièce finie, quitte-t-il avec confiance les amants victorieux, plein avec eux de cette illusion qu’ils ont fondé leur propre bonheur, quand ils n’ont fait que le sacrifier au bien de l’espèce contre la volonté de parents prévoyants. Quelques comédies, peu nombreuses, échappent à cette règle : l’auteur y a cherché à renverser les choses et à établir le bonheur des individus aux dépens des desseins de l’espèce ; mais alors le spectateur ressent la douleur qu’éprouve le génie de l’espèce et n’est nullement consolé par les avantages ainsi assurés aux individus. Je trouve des exemples de ce genre de comédie dans deux petites pièces très connues : La reine de seize ans et Le mariage de raison. Dans les tragédies dont le fond est une intrigue d’amour, d’ordinaire les intentions de l’espèce sont déçues, et les amants, qui en étaient les instruments, périssent tous deux, par exemple dans Roméo et Juliette, Tancrède, Don Carlos, Wallenstein, La fiancée de Messine, etc.

La passion d’un homme bien épris produit des effets souvent comiques, parfois aussi tragiques : c’est que, dans les deux cas, pénétré de l’esprit de l’espèce et dès lors dominé par lui, il ne s’appartient plus, et sa conduite n’est plus vraiment celle d’un individu. Ce qui donne aux pensées d’un homme parvenu au dernier degré de la passion une couleur si poétique et si élevée, et même une direction transcendante et hyperphysique, qui semble lui faire perdre de vue son but personnel, tout matériel, c’est ce fait que cet homme est animé de l’esprit de l’espèce, dont les intérêts sont infiniment plus puissants que ceux des simples individus : il a mission spéciale d’assurer l’existence d’une postérité indéfinie, dont les individus seront de constitution déterminée et telle qu’ils ne puissent recevoir l’être que de lui-même comme père et de sa bien-aimée comme mère ; sans eux il serait impossible à une telle postérité d’arriver à l’existence, et cependant le vouloir-vivre, pour s’objectiver, le réclame instamment. Nous avons conscience d’exercer une action dans cette question d’une importance si transcendante. Ce sentiment élève les hommes amoureux si fort au-dessus des choses terrestres, et au-dessus d’eux-mêmes, il donne à leurs désirs matériels une forme si immatérielle, que l’amour devient un épisode poétique dans la vie même du plus prosaïque des hommes ; en ce dernier cas, il peut prendre parfois une tournure assez comique. – Cet ordre de la volonté qui cherche à s’objectiver dans l’espèce ne se présente à la conscience de l’homme passionné que sous le masque d’une jouissance anticipée de cette félicité infinie, qu’il croit devoir trouver dans son union avec la femme aimée. Aux plus hauts degrés de la passion, cette chimère brille d’un tel éclat que, si la réalité n’y peut être conforme, la vie même perd tout son charme et paraît dès lors si vide de joie, si fade, si fastidieuse, que le dégoût triomphe des craintes provoquées par la mort ; parfois il peut pousser l’homme à abréger volontairement sa vie. Dans ces conditions, la volonté de l’homme est entraînée dans le tourbillon de celle de l’espèce ; cette dernière peut même prendre une prédominance si prononcée sur la volonté individuelle, que, si un tel homme est empêché d’agir pour le compte de l’espèce, il dédaigne aussi d’agir pour lui-même. L’individu est ici un vase trop peu solide pour pouvoir résister à cette pression puissante de la volonté de l’espèce concentrée sur un objet déterminé. L’issue, en pareil cas, c’est le suicide, parfois le double suicide des deux amants, à moins que la nature, pour sauver leur vie, ne leur amène la folie, qui couvrira de son voile la conscience de cette situation désespérée. Aucune année ne se passe sans attester par plusieurs accidents de ce genre la vérité de ce tableau.

La passion amoureuse contrariée n’est pas seule à avoir parfois une issue tragique : la passion satisfaite mène plus souvent aussi au malheur qu’au bonheur ; car les prétentions de la passion sont si souvent en collision avec le bien-être personnel de l’intéressé qu’elles le minent, et qu’inconciliables avec les autres relations, elles renversent le plan de vie construit sur cette base. Oui, l’amour se trouve en contradiction fréquente non seulement avec les conditions extérieures, mais encore avec l’individualité propre, en se portant sur des femmes qui, abstraction faite des rapports sexuels, seraient un objet de haine, de mépris, d’horreur même pour l’amant. Mais la volonté de l’espèce est tellement supérieure à celle de l’individu, que l’amant ferme les yeux sur toutes ces qualités contraires à son goût, qu’il passe sur tout et ne veut rien connaître, pour s’unir à jamais avec l’objet de sa passion : si complet est l’aveuglement produit par cette illusion, qui, la volonté de l’espèce une fois remplie, s’évanouit aussitôt et ne lui laisse qu’une odieuse compagne de vie. Par là seulement s’explique que nous voyons souvent des hommes très raisonnables, et même distingués, unis avec des monstres et des mégères, sans comprendre comment ils ont pu faire un tel choix. Aussi les anciens représentaient-ils l’Amour aveugle. Oui, il se peut même qu’un amoureux reconnaisse clairement les insupportables défauts de tempérament et de caractère de sa fiancée qui lui promettent une vie de tourments, il se peut qu’il les ressente avec amertume, et que malgré tout il ne se laisse pas rebuter.

I ask not, I care not, 
If guilt’s in thy heart ;
I know that, I love thee,
Whatever thou art.

[Je ne demande pas, je ne m’inquiète pas de savoir si ton cœur est coupable : je t’aime, je le sais, quelle que tu sois.]
C’est qu’au fond il ne cherche pas son intérêt, mais celui d’un tiers, encore à naître, tout enveloppé qu’il est de l’illusion que ce qu’il cherche est son intérêt. Mais ce fait même de ne pas chercher son bien, toujours et partout marque de la grandeur, est ce qui donne à l’amour passionné une couleur sublime et en fait un digne sujet de poésie. – Enfin l’amour sexuel est même compatible avec la haine la plus extrême contre son objet, aussi Platon l’a-t-il comparé à l’amour des loups pour les brebis. Ce cas est celui de l’amant passionné qui, malgré tous ses efforts et toutes ses supplications, ne peut à aucun prix obtenir la réalisation de ses vœux.

I love and hate her.

[Je l’aime et je la hais.]
(Shakespeare, Cymb, III, 5.)

La haine de la femme aimée, qui s’enflamme alors, va parfois assez loin pour déterminer l’homme à l’assassiner et à se tuer lui-même ensuite. Chaque année a continué de nous offrir quelques exemples de ce genre : on les trouvera dans les journaux. Aussi est-il bien juste le vers de Gœthe :

Par tout amour méprisé ! par l’élément infernal ! puissé-je connaître quelque chose de plus affreux encore pour en faire une imprécation ! 
(Faust, I, v. 2805 sq.)

Ce n’est vraiment pas une hyperbole dans la bouche d’un amant que le mot de cruauté appliqué à la froideur de la femme aimée et plaisir de cette coquetterie qui se repaît de ses douleurs. Car il est placé sous l’empire d’une impulsion qui, analogue à l’instinct des insectes, le force, en dépit de tous les arguments de la raison, à poursuivre son but sans réserve, et à dédaigner tout le reste : il ne peut s’y soustraire. Il y a eu plus d’un Pétrarque, et non un seul, qui a dû, toute sa vie durant, traîner comme une chaîne, comme un boulet au pied, le poids d’une passion inassouvie et exhaler ses soupirs dans des forêts solitaires ; mais le seul Pétrarque a possédé en même temps le don poétique, si bien qu’à lui s’applique le beau vers de Gœthe :

Et si la douleur ôte la parole à l’homme, un dieu m’a donné de dire combien je souffre.
(Torquato Tasso, V, 5.)

En fait, le génie de l’espèce est partout en guerre avec les génies protecteurs des individus ; il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à détruire sans merci le bonheur personnel, pour assurer l’accomplissement de ses desseins ; oui, le bonheur de nations entières a été parfois sacrifié à ses caprices : Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, partie III, acte III, sc. 2 et 3. La raison en est que l’espèce, siège et racine de notre être visible, a sur nous un droit plus intime et plus immédiat que l’individu ; de là cette préférence donnée à ses intérêts. Le sentiment de cette vérité a fait personnifier aux anciens le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu malin, cruel et par suite décrié, démon capricieux et despotique, et, malgré tout, maître des dieux et des hommes :

Συ δ'ω θεων τυραννε κ'ανθρωπων, Ερως !

[Toi, tyran des dieux et des hommes, Eros !]
(Euripide, Andromède)

Des flèches meurtrières, la cécité et des ailes, voilà ses attributs. Les dernières indiquent l’inconstance, inconstance qui ne commence qu’avec la désillusion, suite elle-même de la jouissance.
La passion reposait sur une illusion qui faisait miroiter aux yeux de l’individu comme précieux pour lui ce qui n’a de valeur que pour l’espèce ; le but de l’espèce une fois atteint, la chimère doit donc disparaître. L’esprit de l’espèce, qui s’était emparé de l’individu, lui rend la liberté. Abandonné par lui, l’individu retombe dans ses bornes et dans sa misère originelles ; il voit avec étonnement que toutes ces aspirations si hautes, si héroïques, si infinies, ne lui ont rien procuré de plus pour sa jouissance que ce que fournit toute autre satisfaction de l’instinct sexuel ; contre son attente, il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il s’aperçoit qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. Aussi, en règle générale, un Thésée satisfait abandonnera-t-il son Ariane. Si la passion de Pétrarque avait été assouvie, son chant se serait éteint, comme s’éteint celui de l’oiseau, une fois que les œufs sont pondus.

Remarquons-le en passant : quelque déplaisir que doive causer ma métaphysique de l’amour à ceux justement qui sont enlacés dans les filets de cette passion, cependant, si les considérations de raison pouvaient, en général, quelque chose contre la passion, la vérité fondamentale révélée par moi devrait donner avant tout autre argument le moyen d’en triompher. Mais on en restera à la maxime du comique ancien : « Quœ res in se neque consilium, neque modum habet ullum, eam consilio regere non potes. » [Ce qui n’a en soi ni raison ni mesure ne peut être gouverné par la raison.] (Térence, L’ennuque, v. 57 sq.)

Les mariages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce, et non des individus. Sans doute les personnes en jeu s’imaginent travailler à leur propre bonheur : mais leur but véritable leur est, en réalité, étranger à elles-mêmes, et consiste dans la création d’un individu qui n’est possible que par elles. Rapprochées par ce but, elles doivent aviser par la suite aux meilleurs moyens de s’entendre l’une avec l’autre. Mais très souvent le couple uni par cette illusion instinctive qui est l’essence de l’amour passionné sera, quant au reste, de nature tout à fait hétérogène. Cette discordance éclate au grand jour quand l’illusion, par un phénomène inévitable, s’évanouit. Aussi, en règle générale, les mariages d’amour ont-ils une issue malheureuse, car ils pourvoient à la génération future aux dépens de la présente. Quien se casa por amores, ha de vivir con dolores [Mariages d’amour, vie de tourments], dit le proverbe espagnol. – C’est l’inverse pour les mariages de convenance, conclus presque toujours d’après le choix des parents. Les considérations qui y dominent, quelles qu’elles puissent être d’ailleurs, sont pour le moins réelles et incapables de s’évanouir d’elles-mêmes. Elles pourvoient, il est vrai au détriment des générations futures, au bonheur de la génération existante ; et ce bonheur demeure encore problématique. L’homme qui, en se mariant, regarde plus à l’argent qu’à la satisfaction de son penchant, vit plus dans l’individu que dans l’espèce ; conduite qui, par son opposition directe avec la vérité, semble contraire à la nature et excite un certain mépris. La jeune fille qui, sans se rendre aux conseils de ses parents, repousse la proposition de mariage d’un homme riche et jeune encore, pour oublier toutes les considérations de convenance et régler son choix sur sa seule inclination instinctive, sacrifie son bonheur personnel à celui de l’espèce. Mais pour cette même raison on ne peut lui refuser une certaine approbation, car elle a préféré l’objet le plus important et agi dans l’esprit de la nature (ou, plus exactement de l’espèce), tandis que les parents la conseillaient dans le sens de l’égoïsme individuel. – De tout cela il résulte, semble-t-il, que la conclusion d’un mariage devrait léser l’intérêt de l’individu ou celui de l’espèce. La plupart du temps aussi c’est ce qui arrive, car que la convenance et la passion marchent la main dans la main, c’est le plus rare des hasards. La pauvreté physique, morale ou intellectuelle de la plupart des hommes tient en partie à ce que les mariages ont l’habitude de se conclure non pas par pur choix et inclination, mais en vertu de mille considérations extérieures et de circonstances fortuites. À côté de la convenance, a-t-on pourtant égard dans une certaine mesure à l’inclination ; c’est alors une sorte de transaction qui intervient avec le génie de l’espèce. Chacun le sait, les unions heureuses sont rares, justement parce qu’il est dans l’essence du mariage de placer sa fin principale dans la génération future, et non pas dans la présente. Ajoutons cependant, pour consoler les âmes tendres et aimantes, qu’à l’amour passionné s’associe parfois un sentiment sorti d’une tout autre source, c’est-à-dire une amitié réelle, fondée sur l’accord des esprits, et qui ne commence pourtant presque jamais à paraître que lorsque l’amour sexuel proprement dit s’est éteint dans la jouissance. Le principe le plus ordinaire de cette amitié se trouvera dans cette aptitude à se compléter l’une l’autre, dans cette correspondance mutuelle des qualités physiques, morales et intellectuelles des deux individus, d’où est sorti, en vue de l’être à créer, l’amour sexuel, et qui, par rapport aux individus eux-mêmes, apparaissent encore comme des qualités de tempérament opposées et des avantages intellectuels susceptibles de se compléter l’une l’autre, et de servir ainsi de base à une harmonie des cœurs.

Toute cette théorie de la métaphysique de l’amour tient étroitement à l’ensemble de ma métaphysique, et le jour qu’elle répand sur celle-ci peut se résumer comme il suit.

Nous l’avons reconnu, le choix minutieux et capable de s’élever, par d’innombrables degrés, jusqu’à l’amour passionné, ce choix apporté par l’homme à la satisfaction de l’instinct sexuel, repose sur l’intérêt des plus sérieux que l’homme prend à la constitution spéciale et individuelle de la génération future. Or cet intérêt si digne de remarque confirme deux vérités exposées dans les chapitres précédents :
I. – L’indestructibilité de l’essence propre de l’homme qui continue à exister dans cette génération future. Car cet intérêt si vif et si ardent, sorti, sans réflexion et sans dessein prémédité, de l’instinct et de l’impulsion la plus intime de notre être, ne pourrait pas exister si indélébile, et exercer une grande influence sur l’homme, si l’homme était une créature absolument éphémère et s’il devait être suivi, dans le seul ordre des temps, par une race réellement et radicalement différente de lui-même.
II. – La seconde vérité est que l’essence propre de l’homme réside plus dans l’espèce que dans l’individu. Car cet intérêt attaché à la constitution spéciale de l’espèce, qui est la base de toute intrigue amoureuse, depuis la plus fugitive jusqu’à la passion la plus grave, est, à vrai dire, pour chacun l’affaire la plus importante, celle dont la réussite ou l’échec émeut le plus notre sensibilité ; de là le nom préféré d’affaire de cœur : quand cet intérêt s’est exprimé avec résolution et avec force, on lui subordonne, on lui sacrifie celui qui ne concerne que la personne. C’est un témoignage donné par l’homme que l’espèce le touche de plus près que l’individu, et qu’il est plus immédiatement dans la première que dans le second. – Pourquoi donc alors l’amant est-il suspendu, plein de résignation, aux regards de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à tout lui sacrifier ? – Parce que c’est la partie immortelle de son être qui désire posséder cette femme ; tous ses autres appétits procèdent toujours et seulement de la partie mortelle. Cette convoitise si vive, ou même ardente, dirigée sur une femme déterminée, est un gage immédiat de l’indestructibilité de l’essence de notre être et de sa persistance dans l’espèce. Tenir maintenant cette persistance pour chose futile et insuffisante, c’est une erreur sortie de ce fait que sous la continuité de l’espèce on ne s’imagine rien de plus que l’existence future d’êtres semblables, mais non pas identiques à nous sous le moindre rapport, et cela même, parce que, partant de la connaissance dirigée vers le dehors, on ne considère que la forme extérieure de l’espèce, telle que nous la saisissons par l’intuition, et non son essence intime. Or cette essence intime est justement ce qui fait la base et comme la substance de notre propre conscience ; c’est par là un élément plus immédiat pour nous que cette conscience même, et, libre du principe d'individuation en tant que chose en soi, c’est proprement l’élément un et identique dans tous les individus, qu’ils soient placés sur le même plan ou l’un à la suite de l’autre. Cet élément c’est le vouloir-vivre, c’est ce qui recherche d’un désir si pressant la vie et la persistance. Par suite, il demeure à l’abri des coups et des atteintes de la mort. Mais en même temps, il ne peut parvenir à un état meilleur que n’est sa condition présente, sûr de la vie, il l’est donc à la fois des souffrances et de la mort sans cesse attachées à l’individu. L’affranchir de cette condition est la tâche réservée à la négation du vouloir-vivre, par laquelle la volonté individuelle s’arrache à la souche de l’espèce et renonce à l’existence qu’elle y possédait. Sur son existence postérieure nous manquons de notions précises, nous manquons même de données pour nous en faire une idée. Nous ne pouvons que la désigner comme ce qui a la liberté d’être ou de ne pas être le vouloir-vivre Dans le dernier cas, le bouddhisme la caractérise du nom de Nirwana, dont j'ai donné l’étymologie dans la remarque de la fin du chapitre XLI. C’est le point qui restera à jamais inaccessible à toute intelligence humaine, en vertu même de sa nature.

Si maintenant, du point de vue où nous ont placé ces dernières considérations, nous abaissons nos regards sur la mêlée de la vie, que voyons-nous ? Tous les hommes, pressés par la misère et les souffrances, emploient toutes leurs forces à satisfaire ces besoins infinis, à se défendre contre les formes multiples de la douleur sans pouvoir cependant espérer rien d’autre que la conservation de cette vie individuelle, si tourmentée, pendant un court espace de temps. Cependant, au milieu de ce tumulte, nous apercevons les regards de deux amants qui se rencontrent ardents de désir : – pourquoi cependant tant de mystère, de dissimulation et de crainte ? – Parce que ces amants sont des traîtres, dont les aspirations secrètes tendent à perpétuer toute cette misère et tous ces tracas, sans eux bientôt finis, et dont ils rendront le terme impossible, comme leurs semblables l’ont déjà fait avant eux. – Mais cette considération anticipe déjà sur le chapitre suivant.


Notes de Schopenhauer :

1- Je n’ai pu m’exprimer ici d’une façon plus précise ; libre au lecteur de traduire cette phrase en langage aristophanesque.
2- Pour plus de détails, voir, sur ce sujet, Parerga, vol. II, § 92, de la première édition.