La philosophie et l'art
A. Schopenhauer | Extraits des « Parerga et paralipomena » Si la philosophie a été si longtemps cherchée en vain, c’est qu’on voulait la trouver par la voie de la science, et non par la voie de l’art. C'est la raison pour laquelle aucun art n’est entaché d’un aussi affreux bousillage. On se préoccupait du « pourquoi », au lieu d’examiner le « comment » ; on aspirait au lointain, au lieu de saisir ce qui est proche ; on allait vers le dehors dans toutes les directions, au lieu de pénétrer en soi, où il est facile de résoudre chaque énigme. On commettait en théorie le même genre d’erreur que nous commettons tous constamment en pratique, où nous passons rapidement du désir à la satisfaction, puis à un nouveau désir, en espérant finir par trouver ainsi le bonheur ; tandis que nous devrions nous borner à pénétrer une seule fois en nous-mêmes, à nous affranchir du vouloir, et à persister dans un état de consciente meilleur.
La ligne horizontale est la voie de la science et de la jouissance ; la verticale, la voie de l’art et de la vertu.
Le principe de la raison suffisante sous ses quatre formes ressemble à une tempête sans commencement ni fin, qui entraîne tout dans son tourbillon. La science, elle aussi, marche d’une allure orgueilleuse, dans l'illusion d’un but ; mais l'art ressemble à la tranquille lumière du soleil, que n’ébranle aucune tempête et qui brille à travers celle-ci. Le philosophe ne doit jamais oublier qu’il pratique un art, et non une science. S’il se laisse le moins du monde ébranler par cette tempête, s’il s’abandonne à la recherche de la cause et de l'effet, du passé et de l’avenir, ou même seulement à un dévidage d'idées, c’en est fait pour lui de la philosophie, qui cédera la place à des fables. Il n’a pas à s’occuper du « pourquoi », comme le physicien, l’historien et le mathématicien ; il n’a qu’à considérer le « comment », à le consigner en notions, qui sont pour lui ce que le marbre est pour le sculpteur. Pour cela, il lui faut séparer et ordonner chaque chose d'après son espèce, en reproduisant fidèlement le monde, comme le fait, le peintre sur sa toile.
Si jamais la philosophie atteint son degré suprême d’achèvement, elle n’en rendra pas pour cela, relativement à la connaissance de l’essence du monde, les autres arts superflus ; elle en aura plutôt toujours besoin comme d’un commentaire indispensable. Au rebours, elle est aussi le commentaire des autres arts, mais seulement pour la raison, en tant qu'expression abstraite du contenu de tous les autres arts, et par conséquent de l'essence du monde.
Si la philosophie était la connaissance d'après le principe de la raison suffisante, c'est-à-dire la connaissance d'une nécessité résultant de cette raison, elle existerait, une fois trouvée, pour chacun sans distinction, et serait accessible à tous ceux qui y consacreraient simplement leur temps et leur peine. Mais qui pourrait jamais croire sérieusement que la connaissance par rapport à laquelle toute autre n’a qu’une très intime valeur, serait ainsi accessible sans distinction de personne, tandis que la « Madone » de Raphaël, le Don Juan de Mozart, l’Hamlet de Shakespeare et le Faust de Goethe n'existent que selon la mesure de la valeur de chacun ? C’est-à-dire qu'ils n’existent à peu près pas pour la plupart des gens, qui n’apprécient ces œuvres que sur autorité.
Il ne pourrait en être autrement avec la vraie philosophie, si jamais on la trouvait, parce qu’elle n'aurait pu sortir que du plus haut degré des facultés humaines.
Pensez-vous donc que la philosophie n’est pas, comme toute véritable œuvre d’art, la mesure inaccessible à laquelle chacun jauge sa propre taille ? Pensez-Vous, au contraire, qu’elle est comme une opération d'arithmétique que même l'homme le plus borné et le plus pauvre d'esprit peut complètement s’assimiler et saisir d’un coup d’œil ?
La philosophie n’étant pas la connaissance d'après le principe de la raison suffisante, mais la connaissance de l’idée, doit être rangée parmi les arts ; seulement elle ne représente pas l'idée, à l'instar des autres arts, comme idée, c'est-à-dire intuitivement, mais in abstracto. Or, comme toute consignation en notions est un savoir, elle est en conséquence une science : à proprement parler, un mélange d’art et de science, ou plutôt quelque chose réunissant les deux.
Dans sa poésie intitulée Le miroir de la Muse, insérée dans les Propylées, Goethe n’a-t-il pas voulu indiquer le contraste entre la science et l'art, la connaissance d’après le principe de la raison suffisante et la connaissance de l’idée ? Le fleuve n’est-il pas le monde des choses isolées, qui se fait gloire de la réalité et de la vérité, tandis que, par contre, le lac tranquille est l’art qui seul montre la vérité proprement dite, c'est-à-dire l'idée platonicienne ?
On s’est trop pressé, la chose n’ayant pas réussi jusqu’ici, d’abandonner l'espoir en une philosophie satisfaisante. On aurait pu en tout cas appliquer à cette matière aussi le quadam prodire tenus [On peut atteindre à un certain degré]. Mais on doit abandonner l’espoir qu'une philosophie satisfaisante puisse être l'image de la mentalité de l'homme, même être comprise de la masse lourde, irréfléchie et ondoyante, et être « à la portée de tout le monde ». Elle sera de l’art, et, comme celui-ci, n'existera que pour quelques-uns. Pour la plupart des gens, en effet, ni Mozart, ni Raphaël, ni Shakespeare n’ont jamais existé : un abîme infranchissable les sépare à jamais de la foule, de même que l'approche des princes est impossible à la populace. Pour le plus grand nombre, Don Juan n'est qu'un bruit agréable auquel ils prêtent peu d’attention en somme, car ils s'amusent un attendant autre chose : la « Madone » de Raphaël est un tableau absolument comme les autres, et Shakespeare un Kotzebue raté. L'autorité des juges compétents les empêche seulement d’exprimer leur opinion à cet égard. Il ne peut en être autrement non plus de la philosophie véritable.
Rechercher l'origine et la fin du monde, l’état de l'homme avant et après la mort, etc., questions qui constituaient à peu près toute la philosophie avant Kant, et auxquelles, d’ailleurs, nous sommes poussés par la simple raison, c’est le début contradictoire en vue de reconnaître la chose en soi d'après les lois du phénomène. La séparation et la connaissance des deux choses est la philosophie véritable.