Idéalité du temps et de l'espace
A. Schopenhauer | Extraits des « Parerga et Paralipomena »L’idéalité du temps, découverte par Kant, est déjà contenue en réalité dans la loi d'inertie, qui appartient à la mécanique. Car, au fond, ce qu’établit cette loi, c’est que le temps à lui seul ne peut produire aucun effet physique, que par conséquent, à lui seul, et en lui-même, il ne change rien au repos ou au mouvement d’un corps. Il résulte déjà de là qu’il n’a aucune réalité physique, qu’il n’est qu’un idéal transcendantal, c’est-à-dire qu’il tire son origine non des choses, mais du sujet connaissant. S’il était inhérent aux choses en elles-mêmes à titre de propriété ou d’accidence, il faudrait que sa quantité, c’est-à-dire sa longueur ou sa brièveté, pût y changer quelque chose. Or, il n’en est absolument rien : au contraire, le temps passe sur les choses sans leur imprimer la moindre trace. Car les causes seules sont agissantes dans le cours du temps; lui, il n’agit pas. Aussi, quand un corps est soustrait à toutes les influences chimiques, — comme, par exemple, le mammouth dans les banquises de la Léna, un moucheron dans l’ambre, un métal précieux dans un air complètement sec, les antiquités égyptiennes (et même les chevelures) dans leurs nécropoles abritées, — des milliers d’années n’y changent rien. C’est cette absolue inefficacité du temps qui constitue, en mécanique, la loi d’inertie. Un corps s’est-il mis une fois en mouvement, nul temps ne peut le lui enlever, ou seulement le diminuer; ce mouvement est absolument sans fin, si des causes physiques ne réagissent pas contre lui. De même, un corps au repos repose éternellement, si des causes physiques n’interviennent pas pour le mettre en mouvement. Il résulte donc déjà de là que le temps n’est pas une chose en contact avec les corps, que ceux-ci et ceux-là sont de nature hétérogène, en ce que cette réalité qui appartient au corps ne peut être attribuée au temps; que, par conséquent, celui-ci est absolument idéal, attaché uniquement à la représentation et à ses organes. Les corps, au contraire, révèlent par la diversité de leurs qualités et les effets de celles-ci qu’ils ne sont pas seulement un idéal, mais aussi une réalité objective, une chose en elle-même, quelque différente de son phénomène que celle-ci puisse être. » (Parerga et Paralipomena, Métaphysique et Esthétique)
« La preuve la plus convaincante et en même temps la plus simple de l’idéalité de l’espace, c’est que nous ne pouvons le supprimer en pensée, comme nous supprimons toute autre chose. Nous pouvons seulement vider l’espace; nous pouvons supposer que tout, tout, tout en soit absent, que tout en disparaisse ; nous pouvons très bien nous représenter l’intervalle entre les étoiles fixes comme absolument vide, et ainsi de suite ; mais l’espace lui-même, nous ne pouvons nous en débarrasser en aucune façon. Quoi que nous fassions, où que nous nous placions, il est là, et n’a de fin nulle part ; car il est la base de toutes nos représentations et la condition première de celles-ci. Cela prouve d’une manière certaine qu’il appartient à notre intellect même, qu’il en est une partie intégrante, qu'il fournit la trame du tissu de celui-ci, sur lequel vient s’appliquer ensuite la bigarrure du monde objectif. Il se présente à nous aussitôt qu’un objet doit être représenté ; il accompagne ensuite tous les mouvements, tous les détours et tentatives de l’intellect intuitif, avec la même persévérance que les lunettes qui garnissent mon nez accompagnent tous les détours et mouvements de ma personne, ou que l’ombre accompagne les corps. Quand je remarque qu’une chose est avec moi partout et en toutes circonstances, j’en conclus qu’elle est attachée à moi; par exemple, quand je retrouve partout telle odeur particulière à laquelle je voudrais échapper. Il n’en est pas autrement de l’espace : quoi que je puisse penser, quelque monde que je puisse me représenter, l’espace est toujours là d’abord, et ne veut pas céder. Si maintenant, comme il s’ensuit manifestement de là, ce même espace est une fonction et même une fonction fondamentale de mon intellect, l’idéalité qui résulte de ceci s'étend aussi à tout ce qui le concerne, c’est-à-dire à tout ce qui se représente en lui. Ceci peut avoir aussi en soi-même une existence objective ; mais en tant qu'il s’agit d'espace, par conséquent de forme, de grandeur et de mouvement, il est subjectivement déterminé. Les calculs astronomiques si exacts et si concordants ne sont non plus possibles que parce que l’espace existe en réalité dans notre tête. Il s’ensuit donc que nous ne reconnaissons pas les choses comme elles sont en elles-mêmes, mais seulement comme elles paraissent. » (Parerga et Paralipomena, Métaphysique et Esthétique)