Des rapports de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite
A. Schopenhauer | chap. VII des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation. Comme la matière des concepts, – ainsi que nous l’avons montré, – n’est autre que la connaissance intuitive, et que par conséquent tout l’édifice de notre monde intellectuel repose sur le monde de l’intuition, nous devons pouvoir revenir, comme par degrés, de concepts en concepts aux intuitions d’où ces concepts ont été immédiatement tirés ; c’est-à-dire que nous devons pouvoir appuyer tout concept sur des intuitions qui, par rapport aux abstractions, jouent le rôle d’un modèle. Ces intuitions représentent donc le contenu réel de notre pensée ; partout où elles manquent, il n’y a plus de concepts, mais des mots. Sous ce rapport, notre intelligence ressemble à un billet de banque, qui, pour avoir une valeur réelle, suppose du numéraire en caisse, destiné à solder, le cas échéant, tous les billets émis. Les intuitions sont le numéraire, et les concepts sont les billets. En ce sens, on pourrait appeler fort justement représentations primaires les intuitions, et représentations secondaires les concepts. Les noms donnés par les Scolastiques, d’après Aristote, aux objets réels et aux concepts (substantiæ primæ, substantiæ secundæ), n’étaient pas tout à fait aussi justes (Métaphys., VI, II ; XI, I). Les livres ne suggèrent que des représentations secondaires. Le simple concept d’une chose, sans l’intuition, n’en donne qu’une notion toute générale. On n’a une complète intelligence des choses et de leurs rapports, qu’autant qu’on est capable de se les représenter dans des intuitions claires et distinctes, sans le secours des mots. Expliquer un mot par un autre, comparer entre eux les concepts, c’est en quoi consistent à peu près toutes les discussions philosophiques ; et ce n’est au fond que s’amuser à faire rentrer les unes dans les autres toutes les sphères de concepts, afin de voir celles qui sont capables de s’y prêter et celles qui ne le sont pas. Dans le cas le plus heureux, on arrive ainsi à des conclusions ; mais les conclusions non plus n’apportent aucune connaissance nouvelle, et ne font que révéler tout ce qui se trouvait déjà dans une connaissance préalable, et ce qu’on en doit prendre pour les divers cas qui se présentent. Au contraire voir, laisser les choses elles-mêmes nous parler, embrasser entre elles de nouveaux rapports, puis déposer le tout dans des concepts, pour le posséder plus sûrement, voilà qui est augmenter sa science. Seulement, tandis que tout le monde peut comparer entre eux des concepts, il n’est donné qu’à quelques-uns de confronter ces concepts avec l’intuition. Cette dernière opération exige, suivant qu’elle est plus ou moins parfaite, de l’esprit, du jugement, de la pénétration, du génie. Quant à la première, il n’est, jamais besoin, pour s’en acquitter, que de raisonner juste. La substance même de toute vraie connaissance est une intuition ; aussi c’est d’une intuition que procède toute vérité nouvelle. Toute pensée, à l’origine, est une image ; c’est pourquoi l’imagination est un outil si nécessaire de la pensée ; les têtes qui en sont dépourvues ne font jamais rien de grand, sinon en mathématiques. Au contraire, des pensées purement abstraites, qui n’ont pas un noyau intuitif, ressemblent aux jeux des nuages : cela n’a pas de réalité. Un écrit ou un discours, que ce soit une dissertation ou un poème, a pour premier but d’amener le lecteur à l’intuition même d’où l’auteur est parti. Si ce but est manqué, l’ouvrage ne vaut rien. C’est précisément pourquoi l’observation de la réalité, dès qu’elle apporte quelque chose de neuf à l’observateur, est plus instructive que tout ce qu’on peut lire ou entendre. Car, si nous y réfléchissons, nous verrons que toute vérité et toute sagesse est contenue dans le réel, que dis-je ? nous verrons qu’il renferme le dernier secret des choses. Ce secret ne se trouve que dans le concret, comme l’or dans le minerai. Il ne reste plus qu’à l’en tirer. Avec un livre au contraire, on n’a jamais qu’une vérité de seconde main, à condition encore que l’on tombe bien ; et cela n’arrive pas toujours.
Dans la plupart des ouvrages, dont le contenu empirique est absolument nul (je ne parle pas de ceux qui sont franchement mauvais), il y a sans doute de la réflexion, mais il n’y a rien de vu. L’auteur est parti du raisonnement, non de l’intuition, pour écrire ; et c’est pour cela qu’il est médiocre et ennuyeux. Car tous ses raisonnements, le lecteur avec un peu de peine aurait pu tout au moins les faire à sa place ; ce ne sont que des idées sensées, ou la déduction immédiate de principes contenus implicitement dans le thème adopté. Avec cette méthode, on n’apporte au monde aucune idée vraiment nouvelle ; car il y faudrait l’éclair de l’intuition, l’aperception immédiate d’un nouveau côté des choses. Mais lorsque, au contraire, la pensée d’un auteur repose immédiatement sur l’intuition, c’est comme s’il révélait un pays où le lecteur n’a jamais pénétré ; c’est la nouveauté dans toute sa fraîcheur ; c’est quelque chose qui sort directement de la source même de toute connaissance. Voici un exemple bien facile et bien simple de la différence que je veux marquer ici. Un écrivain ordinaire croira exprimer l’étonnement profond, la stupéfaction qui pétrifie, en disant : « Il était comme une statue » ; Cervantès, lui, dira : « Comme une statue habillée, car le vent faisait flotter ses vêtements » (Don Quichotte, t, VI chap. 19). C’est ainsi que tous les grands esprits n’ont jamais pensé qu’en présence de l’intuition, et qu’à chacune de leurs pensées, ils y tiennent leurs yeux fermement attachés. On reconnaît ce fait, entre autres caractères, à ce que les plus différents d’entre eux se rencontrent si souvent dans le détail ; c’est qu’ils parlent tous de la même chose, qu’ils ont tous sous les yeux : le monde, la réalité intuitive. Et même, d’une certaine façon, ils disent tous la même chose, et le commun des hommes ne les croit jamais. On s’en aperçoit à ce qu’il y a de frappant, d’original, d’exactement conforme aux choses elles-mêmes, dans l’expression qu’ils en donnent, et tout cela vient de l’intuition ; on s’en aperçoit encore à la naïveté du style, à la nouveauté des images, à la justesse frappante des comparaisons ; ce sont là, sans exception, les caractères de toutes les grandes œuvres ; et c’est là aussi ce qui manque à tous les ouvrages médiocres. Aussi les écrivains ordinaires n’ont-ils à leur disposition que des tournures banales et de pauvres images ; jamais ils ne se permettent d’être naïfs, sous peine de révéler au grand jour leur platitude, dans ce qu’elle a de plus lamentable. Ils aiment mieux être précieux. Buffon a bien raison de dire : « le style est l’homme même ». Lorsque des esprits ordinaires se mêlent de poésie, ils n’ont à nous donner que des idées conventionnelles, imposées par la tradition, c’est-à-dire prises in abstracto ; leurs passions et leurs nobles sentiments sont aussi de cette espèce. Ils les prêtent aux héros de leurs poèmes, qui ne sont de la sorte que de simples personnifications de leurs idées, c’est-à-dire en une certaine façon des abstractions ; ils sont fades et ennuyeux. Quand ces gens-là se mêlent de philosopher, ils prennent quelques concepts bien abstraits, qu’ils tiraillent en tous sens, comme s’il s’agissait d’équations algébriques, dans l’espoir qu’il en sortira quelque chose. Tout au plus s’aperçoit-on qu’ils ont tous lu la même chose. Malheureusement, on a beau jongler ainsi avec des idées abstraites, les traiter comme des équations algébriques (c’est ce qu’on appelle aujourd’hui de la dialectique), on n’arrive pas aux résultats positifs de la véritable algèbre ; car ici le concept représenté par le mot n’est pas une grandeur fixe et déterminée, comme celles que désignent les caractères algébriques. C’est quelque chose de flottant, qui est susceptible de recevoir une foule de sens, d’être étendu ou restreint. À le prendre exactement, toute pensée, c’est-à-dire toute combinaison de concepts abstraits, n’a tout au plus pour matière que des souvenirs d’anciennes intuitions. Ou même ce lien de l’intuition et de la pensée peut n’être qu’indirect, en tant que l’intuition est le point d’appui de tous les concepts. Il n’y a en revanche de connaissance réelle, c’est-à-dire immédiate, que la seule intuition, la perception de quelque chose de nouveau. Mais maintenant les concepts, que forme la raison, et que conserve la mémoire, ne peuvent jamais être tous présents à la fois dans la conscience ; il n’y en a qu’un très petit nombre seulement. Au contraire, l’énergie avec laquelle nous synthétisons tout le présent de l’intuition, ce présent dans lequel est contenu virtuellement et se représente toujours l’essence même de toutes choses, – cette énergie, dis-je, s’empare de la conscience en un instant, et la remplit de toute sa puissance. Voilà pourquoi l’homme de génie l’emporte infiniment sur l’érudit. Il y a le même rapport entre l’un et l’autre qu’entre le texte d’un ancien classique et son commentaire. En dernière analyse, toute vérité et toute sagesse résident réellement dans l’intuition. Mais cette intuition, il est très difficile de la saisir et de la communiquer aux autres. Les conditions objectives requises à cet effet apparaissent claires et pures de tout mélange, aux yeux de chacun, dans les arts plastiques et plus immédiatement dans la poésie ; mais il y a aussi des conditions subjectives, qu’il n’est pas toujours donné à tous de réaliser, et même qui, portées au plus haut degré de la perfection, sont le privilège de quelques-uns. Seule la connaissance bâtarde, la connaissance abstraite, celle des concepts, peut se communiquer immédiatement, sans condition. Elle n’est que l’ombre de la véritable connaissance. Si l’intuition pouvait se communiquer, la communication en vaudrait la peine ; mais en définitive, nous ne pouvons sortir de notre peau ; il faut que nous restions enfermés chacun dans notre crâne, sans pouvoir nous venir en aide les uns aux autres. Enrichir le concept par l’intuition, c’est le but constant de la philosophie et de la poésie. Cependant l’homme en général n’a que la pratique en vue ; pour cela, il suffit que les choses, une fois saisies dans l’intuition, laissent des traces en lui ; qu’un cas semblable se représente, il le reconnaît grâce à ces traces ; il devient prudent. Aussi l’homme du monde ne peut-il enseigner sa science, qui est toute d’expérience. Il l’exerce, voilà tout. Il a une vue juste des choses, et sa conduite s’y adapte. Ni les livres ne sauraient remplacer l’expérience, ni la science, le génie ; et cela pour la même raison : c’est à savoir que l’abstraction ne peut remplacer l’intuition. Les livres ne remplacent pas l’expérience, parce que les concepts restent toujours généraux, et partant ne descendent pas au particulier, qui est l’essence même de la vie. Ajoutons que tous les concepts viennent de ce qu’il y a de particulier et d’intuitif, dans l’expérience, et que par conséquent il faut avoir appris à la connaître d’abord, pour comprendre seulement les idées générales, que suggèrent les livres. L’érudition ne remplace pas le génie, parce qu’elle ne livre que de simples concepts, et que la connaissance géniale consiste à saisir les Idées des choses (au sens platonicien). Elle est donc essentiellement intuitive. Dans le premier phénomène, la lecture, ce sont les conditions objectives qui manquent, pour amener la connaissance intuitive ; dans le second, la science, ce sont les conditions subjectives. On peut acquérir les premières ; les secondes ne s’acquièrent pas.
La sagesse et le génie, ces deux branches suprêmes de la connaissance humaine, n’ont pas leurs racines dans la faculté d’abstraction, la faculté discursive, mais bien dans la faculté d’intuition. La sagesse proprement dite est quelque chose d’intuitif et non d’abstrait. Ce n’est pas un ensemble de propositions ou d’idées, résultat des recherches d’autrui ou de réflexions personnelles, qu’on porterait toutes faites dans sa tête ; c’est tout simplement la façon dont le monde se représente dans un cerveau. Et cette représentation varie à ce point, que le sage vit dans un monde tout autre que celui de l’insensé, et que l’homme de génie ne voit pas le même univers que l’imbécile. Si les œuvres du génie surpassent de si haut les œuvres ordinaires, c’est que le monde tel qu’il le voit et auquel il emprunte ses créations, est plus clair et d’un relief plus saisissant que le monde tel qu’il existe dans les autres têtes, bien que ces deux mondes renferment identiquement les mêmes objets ; il y a entre le premier et le second le même rapport qu’entre un tableau à l’huile fini et une peinture chinoise sans ombre, ni perspective. La matière est la même dans toutes les têtes ; mais c’est le degré de perfection qu’elle revêt en chacune d’elles, qui permet de déterminer des degrés dans les intelligences. Ainsi il y a une différence dès le principe, dès la synthèse intuitive, bien avant le travail d’abstraction. C’est pourquoi la supériorité intellectuelle se manifeste si facilement en toute occasion ; elle est sentie immédiatement par le vulgaire, et détestée dès qu’elle est sentie.
Dans la pratique, la connaissance intuitive de l’entendement peut servir de règle immédiate à notre conduite, tandis que la connaissance abstraite de la raison a besoin, pour cela, de l’intermédiaire de la mémoire. De là l’avantage de la connaissance intuitive, dans tous les cas où la réflexion n’a pas le temps de se faire, par exemple dans nos rapports journaliers ; les femmes y excellent pour ce motif. C’est seulement celui qui a vu le fond même de l’homme, tel qu’il est en général, et qui a saisi de même ce qu’il y a de particulier dans tel individu donné, qui peut être correct et sûr de lui dans ses rapports avec ses semblables. Tout autre aura beau apprendre les trois cents règles de civilité de Gracian ; cela ne l’empêchera pas de commettre des balourdises et des bévues, si cette connaissance intuitive lui manque. Toute connaissance abstraite en effet ne donne que des principes généraux et des règles ; le cas particulier n’est presque jamais exactement défini par la règle ; de plus, il faut que la mémoire intervienne à temps, et elle le fait rarement ; puis, la règle une fois retrouvée, on forme la mineure avec le cas particulier donné, et on tire enfin la conclusion. Avant que tout ce beau raisonnement soit fini, l’occasion a eu le temps de devenir chauve, et nos excellents principes ne servent plus qu’à nous faire mesurer l’énormité de notre faute. Cependant avec du temps, de l’expérience et de la pratique, ces tâtonnements nous procurent petit à petit la science du monde ; c’est pourquoi les règles abstraites, pourvu qu’on ne les sépare point de l’expérience, peuvent donner de bons résultats. Au contraire, la connaissance intuitive, qui ne saisit jamais que le particulier, est en rapport immédiat avec le cas présent. La règle, le cas donné, l’application, c’est tout un pour elle, et le cas une fois posé, l’acte suit immédiatement. De là vient que, dans la vie, le savant, qui l’emporte par la richesse des connaissances abstraites, est si souvent inférieur à l’homme du monde, dont la supériorité consiste dans une parfaite connaissance intuitive, qu’ont élaborée en lui des dispositions naturelles et une riche expérience. Il y a toujours entre les deux modes de connaissance le même rapport qu’entre l’argent et le papier-monnaie ; mais, de même qu’il y a certains cas où le papier est préférable à l’argent, il y a aussi des choses et des cas pour lesquels il vaut mieux employer la connaissance abstraite que la connaissance intuitive. Si, par exemple, une idée a réglé notre conduite dans une circonstance donnée, elle a le privilège, une fois saisie, d’être immuable ; guidés par elle, nous nous mettons à l’œuvre en toute sûreté ! Seulement cette sûreté du concept, du côté subjectif, est compensée, par son incertitude du côté objectif. Le concept en effet peut être absolument faux et dépourvu de fondement ; ou bien l’objet proposé ne rentre pas sous sa catégorie ; il appartient à une tout autre espèce, ou n’appartient pas tout à fait à la même. Si nous nous apercevons brusquement de cette discordance, et cela aussi dans un cas donné, nous voilà déconcertés ; si nous ne nous en apercevons pas, ce sont les conséquences qui nous en instruisent. C’est pourquoi Vauvenargues a dit : « Personne n’est sujet à plus de fautes, que ceux qui n’agissent que par réflexion ». – Est-ce au contraire l’intuition des objets proposés et de leurs rapports, qui dirige immédiatement notre conduite ? alors nous chancelons facilement à chaque pas ; car l’intuition est éminemment sujette à se modifier, elle est ambiguë, elle renferme en elle une infinie complexité, et montre plusieurs faces les unes après les antres ; aussi n’agissons-nous pas avec une entière confiance. Seulement l’incertitude subjective est compensée par la sûreté objective ; car ici il n’y a aucun concept entre l’objet et nous ; nous ne le perdons pas des yeux ; si donc nous voyons bien ce qui est devant nous et ce que nous faisons, il est immanquable que nous marchions droit. – Notre conduite n’est donc parfaitement sûre que lorsqu’elle est guidée par un concept, dont le fondement et la solidité nous sont connues, et qui est applicable au cas donné. Cette conduite peut dégénérer en pédanterie ; celle au contraire qui s’en rapporte à l’impression intuitive peut devenir de la légèreté ou de la folie.
L’intuition n’est pas seulement la source de toute connaissance, elle est la connaissance même κατ εξοχην ; c’est la seule qui soit inconditionnellement vraie, la seule pure, la seule qui mérite vraiment le nom de connaissance, car c’est la seule qui nous fasse voir à proprement parler, la seule que l’homme s’assimile réellement, qui le pénètre tout entier, et qu’il puisse appeler vraiment sienne. Les concepts au contraire se développent artificiellement ; ce sont des pièces de rapport. Dans mon quatrième livre, on peut voir la vertu sortir proprement de la connaissance intuitive ; il n’y a en effet, pour révéler notre véritable caractère dans ce qu’il a de profondément immuable, que les actes qui découlent immédiatement de la connaissance intuitive, et qui par conséquent sont l’œuvre originale de notre propre nature. Il n’en est pas de même des actes qui procèdent de la réflexion et de ses maximes ; ils sont souvent opposés à notre caractère, et partant n’ont pas de fondement solide en nous. Mais aussi la sagesse, la vue nette des choses, le coup d’œil juste, la rectitude du jugement, toutes ces qualités dépendent de la façon dont l’homme perçoit le monde intuitif, et non pas seulement de son savoir, c’est-à-dire de ses concepts abstraits. De même que le fonds réel, l’essence proprement dite de toute science ne consiste point dans les preuves ni dans ce qui se prouve, mais uniquement dans ce qui est indémontrable, dans cela même sur quoi les preuves s’appuient, et qui n’est saisi que par l’intuition ; de même aussi le fonds de la vraie sagesse, la vraie science de chacun n’est point enfermée dans des concepts, dans un savoir abstrait, elle est tout entière dans l’intuition et dans le degré de pénétration, de justesse et de profondeur avec lequel il a saisi cette intuition. Quiconque y excelle connaît l’idée du monde et de la vie (au sens platonicien) ; chaque cas qu’il a perçu lui en représente une foule d’autres ; tous les jours il connaît mieux les êtres dans leur vraie nature, et sa conduite, comme son jugement, correspond à la vue qu’il en a. Petit à petit son visage devient plus intelligent, il annonce le coup d’œil juste, la vraie raison, et, au plus haut degré, la sagesse. Car c’est seulement la supériorité dans la connaissance intuitive qui imprime un caractère particulier aux traits du visage. Il n’en est pas de même de la connaissance abstraite. En conséquence, on peut trouver des hommes d’une réelle supériorité intellectuelle dans toutes les classes de la société, bien que souvent ils soient totalement dépourvus de science. Car l’entendement naturel peut suppléer à la culture, presque à tous ses degrés, mais aucune espèce d’éducation ne remplace l’entendement naturel. Le savant, lui, a sur les autres l’avantage de posséder tout un trésor d’exemples et de faits (connaissances historiques), et de déterminations causales (sciences naturelles) ; les divers éléments de la science s’enchaînent en lui et s’ordonnent admirablement ; mais avec cela il n’a pas une vue suffisamment juste et profonde de ce qui est l’essence même de ces exemples, de ces faits et de ces rapports de causalité. L’ignorant qui a le coup d’œil vif et pénétrant sait se passer de toutes ces richesses : avec beaucoup d’argent on mène grand train, avec peu on se suffit. Un seul cas tiré de sa propre expérience, l’instruit plus que mille cas ne peuvent faire le savant ; celui-ci les connaît bien, mais il ne les comprend pas véritablement ; car la science de cet ignorant, si mince qu’elle soit, est vivante, en ce sens que tout ce qu’il connaît s’appuie sur une intuition juste et compréhensible, si bien qu’un fait connu lui en représente mille semblables. Au contraire le savoir considérable du savant ordinaire est mort ; car il consiste, sinon en une science toute verbale, – et c’est souvent le cas, – du moins en connaissances purement abstraites ; or ces connaissances tirent toute leur valeur de la connaissance intuitive du particulier ; c’est là-dessus qu’elles s’appuient, et c’est cette connaissance intuitive qui donne leur réalité aux concepts. Mais l’intuition manque au savant ; aussi sa tête ressemble-t-elle à une banque dont les assignations dépassent plusieurs fois le véritable fonds. Elle fait banqueroute. – Aussi, tandis qu’une vue adéquate du monde intuitif imprime parfois le sceau de la sagesse au front d’un ignorant, il arrive par contre que les longues études du savant ne laissent d’autres traces sur son visage que celles de l’épuisement et de la fatigue. La faute en est à la tension excessive de sa mémoire, à ses efforts contre nature pour amasser une science morte, à l’aide de vains concepts ; il en arrive ainsi à voir les choses d’une façon si étroite, si bornée, si sotte, qu’il faut en conclure ceci : c’est que cet effort de l’intelligence appliqué à la connaissance médiate des concepts a pour effet direct d’affaiblir la connaissance intuitive immédiate ; et que la justesse naturelle du coup d’œil est offusquée et comme éblouie peu à peu par la lumière des livres. D’ailleurs ce torrent perpétuel des pensées d’autrui doit arrêter le cours de nos pensées à nous ; il finit par le suspendre. Il y a plus : l’intelligence, à la longue, en est paralysée, à moins qu’elle ne soit suffisamment élastique pour résister à un tel afflux. De là vient qu’on se gâte le cerveau à lire et à étudier constamment ; ajoutons que le système de nos propres pensées et de nos connaissances n’a plus ni continuité ni harmonie, puisque nous le brisons nous-mêmes à tout instant pour faire place à un tout autre courant d’idées. Quand j’écarte mes propres idées pour faire place à celles d’un livre, il m’arrive ce que Shakespeare reprochait aux touristes de son temps, de vendre leurs propres terres pour aller voir celles des autres. Cependant cette manie de lecture, chez la plupart des savants, est une façon de fuir leur propre vide (fuga vacui) ; c’est l’absence d’idées dans leurs propres têtes, qui y attire si puissamment celles des autres. Ils lisent pour en avoir, semblables aux corps inertes, qui reçoivent du dehors leur mouvement, tandis que les penseurs originaux sont comme les corps vivants qui se meuvent eux-mêmes. Aussi est-il dangereux de lire un ouvrage sur un objet, avant d’y avoir soi-même réfléchi. Car avec ce nouvel objet se glisse dans l’esprit le point de vue particulier de l’auteur, et la façon dont il l’a envisagé ; d’autant plus que la paresse et l’apathie nous conseillent de nous épargner la peine de penser, pour prendre des idées toutes faites, et nous en servir. Cela devient une habitude, et notre pensée, comme un ruisseau qu’on dérive dans une fosse, et qui tourne sur lui-même, s’accoutume à suivre toujours le même chemin ; alors il est doublement difficile de lui en faire suivre un autre, qui nous appartienne en propre. C’est ce qui contribue surtout au manque d’originalité des savants. Ajoutons qu’ils croient devoir partager leur temps, comme les autres, entre le plaisir et le travail. Ils considèrent la lecture comme leur labeur, comme leur métier à eux, et ils s’y consument jusqu’à l’épuisement. Ainsi la lecture ne leur sert pas de stimulant à la réflexion ; elle leur en tient lieu ; car ils ne pensent aux choses que pendant le temps qu’ils consacrent à la lecture, c’est-à-dire qu’ils y pensent avec l’esprit d’autrui, et non avec le leur propre. Mais dès qu’ils ont fermé leur livre, ils s’intéressent bien plus vivement à d’autres objets ; ce sont leurs affaires personnelles qui les occupent, ou bien le spectacle, les cartes, le jeu de quilles, la chronique du jour, les cancans. L’homme pense, précisément dans la mesure où il ne s’occupe pas de ces bagatelles, mais uniquement des problèmes qui le passionnent ; ces problèmes, le penseur s’y attache partout, de lui-même, sans recourir à un livre ; essayer de s’y intéresser artificiellement est impossible. Le tout est d’éprouver naturellement cet intérêt. Et voilà aussi pourquoi l’érudit ordinaire ne parle jamais que de ce qu’il a lu, et le penseur uniquement de ce qu’il pense. On peut appliquer au premier le vers de Pope :
For ever reading, never to be read.
[Il lit toujours et ne mérite jamais d’être lu.]
L’esprit, de part sa nature, est libre et non serf. Cela seul réussit, qu’il fait de lui-même et de bon gré. Au contraire se forcer à une étude, pour laquelle on n’est pas fait, ou lorsqu’on a la tête fatiguée, y persévérer trop longtemps et malgré Minerve, tout cela nous hébète le cerveau, comme une lecture au clair de lune abîme la vue. C’est ce qui arrive surtout, quand un cerveau trop jeune, celui d’un enfant, s’applique à l’étude. Ainsi, je crois que la grammaire latine et la grammaire grecque, apprises de la sixième à la douzième année, ne contribuent pas médiocrement à la stupidité, qu’on remarque plus tard en une foule de savants. Assurément l’esprit a besoin de chercher sa nourriture et sa matière au dehors. Mais de même que tous nos aliments ne sont pas incorporés, et qu’ils ne sont incorporés qu’autant qu’ils ont été digérés (d’où il résulte qu’une petite partie est assimilée, et que le reste est perdu, et que dépasser la quantité de nourriture assimilable est non seulement inutile, mais dangereux ; de même tout ce que nous lisons ne saurait profiter à l’esprit qu’autant qu’il l’excite à penser, et développe en nous une nouvelle manière de voir, une science personnelle. C’est pourquoi Héraclite disait déjà : πολυμαθια νουν ου διδασκει [Le savoir n’éduque pas l’esprit]. Pour moi, je compare l’érudition à une pesante armure, qui rend invulnérable un homme robuste, mais qui devient un lourd fardeau pour un homme faible, et sous laquelle il finit par succomber.
L’exposition que j’ai faite dans mon quatrième livre de la théorie de la connaissance des Idées (platoniciennes), connaissance que j’ai donnée comme la plus haute à laquelle l’homme puisse atteindre, et qui est entièrement intuitive, vient confirmer cette pensée, que ce n’est pas dans un savoir abstrait, mais dans une vue juste et profonde des choses, qu’est la source de la vraie sagesse. C’est pourquoi il peut y avoir des sages à toutes les époques ; ainsi ceux du passé méritent encore ce nom chez les races à venir ; tandis que le savoir est tout relatif : les anciens savants ne sont presque tous que des enfants à côté de nous, et nous les regardons avec une certaine pitié.
Mais celui qui étudie, uniquement pour arriver à un point de vue personnel, considère les livres et les études, comme les degrés d’une échelle, qui doit le porter jusqu’au sommet de la connaissance. Dès qu’un échelon est dépassé, il ne s’en préoccupe plus. Ceux, au contraire, qui étudient uniquement pour remplir leur mémoire, ne se servent pas des degrés de l’échelle pour s’élever plus haut, mais ils les recueillent avec soin et s’imposent la tâche de les emporter, ravis de sentir s’accroître la pesanteur de leur fardeau ; c’est pourquoi ils restent toujours à terre. Ils portent sur eux ce qui aurait dû les porter eux-mêmes.
C’est sur la vérité que nous avons déduite ici, – à savoir que l’intuition est le noyau de toute connaissance, – que repose cette remarque si juste et si profonde d’Helvétius : Les manières de voir vraiment personnelles et originales, dont un individu bien doué est capable, et dont l’élaboration, le développement, l’application multiple, constituent son œuvre propre, tout cela est accompli chez lui – bien que l’œuvre elle-même ne soit achevée que plus tard – dès l’âge de trente-cinq ans, plus rarement à quarante. Ce n’est que le résultat de combinaisons faites dans sa première jeunesse. Car ce ne sont pas là de simples enchaînements de concepts abstraits, mais seulement des intuitions personnelles du monde objectif et de l’essence des choses.
Si l’intuition a terminé sa tâche, vers l’âge qu’indique Helvétius, cela vient en partie de ce que les types de toutes les idées (platoniciennes) se sont déjà représentés en lui, et que par conséquent ils ne peuvent se produire plus tard avec l’intensité de la première impression ; cela vient aussi de ce que cette quintessence de toute connaissance, ces épreuves « avant la lettre » de la synthèse ultérieure, exigent le maximum d’énergie de l’activité cérébrale, laquelle dépend de la fraîcheur et de l’élasticité des fibres, et de la force avec laquelle le sang artériel afflue au cerveau. Cette force n’est à son plus haut degré, qu’autant que le système artériel l’emporte sur le système veineux ; jusqu’à trente ans il a l’avantage, mais à partir de quarante-deux ans, c’est le système veineux, ainsi que Cabanis l’a démontré de la façon la plus probante. C’est pourquoi les trente premières années sont pour l’intelligence, ce qu’est le mois de mai pour les arbres. Il n’y a alors que des fleurs, mais c’est de ces fleurs que sortiront tous les fruits. Le monde intuitif a marqué son empreinte, et par là, préparé la base de toutes les pensées futures de l’individu. Celui-ci peut éclairer ses intuitions par la réflexion, il peut acquérir encore de nombreuses connaissances, pour en nourrir le fruit déjà venu, il peut étendre ses horizons, rectifier ses concepts et ses jugements, devenir vraiment le maître de la matière déjà acquise, grâce à des combinaisons infinies ; il ne produira le plus souvent le meilleur de son œuvre, que beaucoup plus tard, de même que les grosses chaleurs ne commencent qu’au moment où les jours diminuent. Mais quant à puiser de nouvelles connaissances à la source de l’intuition, la seule vraiment jaillissante, c’est un espoir auquel il doit renoncer. Ce sentiment éclate dans ces belles plaintes de Byron :
Jamais plus, – jamais plus, – oh ! jamais plus sur moi
Ne tombera, semblable à la rosée, cette fraîcheur du cœur,
Qui, de toutes les gracieuses choses que nous voyons,
Sait tirer de belles et neuves émotions.
Le cœur les contient-il comme la ruche, le miel ?
– Crois-tu que ce miel soit l’œuvre des choses ?
– Oh ! non, ce n’est pas en elles, c’est en nous qu’est le pouvoir
De doubler la suavité des fleurs.
J’espère, par tout ce qui précède, avoir mis en lumière cette vérité importante, que toute connaissance abstraite, de même qu’elle sort de la connaissance intuitive, n’a aussi de valeur que par son rapport avec cette connaissance ; c’est-à-dire que les concepts de la connaissance abstraite ou leurs représentations partielles doivent se réaliser dans l’intuition, y chercher leur confirmation ; semblablement enfin, c’est à la qualité de cette intuition que tout se ramène en dernière analyse. Les concepts et abstractions qui ne finissent point par mener à des intuitions, ressemblent à ces chemins qui se perdent dans les forêts sans aboutir nulle part. En quoi, en effet, consiste la grande utilité des concepts ? En ce que grâce à eux on peut manier, examiner et ordonner plus aisément la matière première de la connaissance ; pourtant, quelle que soit la complication des opérations logiques et dialectiques accomplies avec les concepts, jamais ceux-ci ne pourront donner naissance à une connaissance tout à fait originale et neuve, c’est-à-dire à une connaissance dont la matière ne soit point déjà donnée dans l’intuition ou bien puisée dans la conscience. Tel est le vrai sens de la doctrine attribuée à Aristote : Nihil est in intellectu nisi quod antea fuerit in sensu ; tel est précisément aussi le sens de la philosophie de Locke, laquelle fera éternellement époque dans la philosophie ; car elle a enfin mis sérieusement à l’ordre du jour la question de l’origine de nos connaissances.
C’est également, en somme, ce qu’enseigne la Critique de la Raison pure. Elle aussi, en effet, veut que l’on ne s’en tienne point aux concepts, et que l’on remonte à leur origine, c’est-à-dire à l’intuition ; mais elle ajoute une juste et importante remarque, à savoir, que ce qui est vrai de l’intuition elle-même s’étend également aux conditions subjectives de l’intuition, c’est-à-dire aux formes qui sont préalablement constituées à titre de fonctions naturelles dans un cerveau percevant et pensant ; mais il n’en reste pas moins vrai que celles-ci sont antérieures, tout au moins virtuellement, à l’intuition sensible réelle, c’est-à-dire qu’elles sont a priori, qu’elles ne dépendent point de l’intuition sensible, mais qu’au contraire l’intuition sensible dépend d’elles ; en effet, les formes n’ont d’autre but ni d’autre utilité que de faire naître l’intuition sensible à la suite des excitations produites dans les nerfs sensoriels ; d’ailleurs l’intuition sensible doit elle-même à son tour devenir matière, et il est d’autres formes qui sont destinées à tirer de cette nouvelle matière les pensées abstraites. Aussi la Critique de la Raison pure se rattache à la philosophie de Locke comme l’analyse infinitésimale à la géométrie élémentaire ; toujours est-il qu’il faut la considérer comme la vraie continuation de la philosophie de Locke. Par suite la matière donnée de toute philosophie n’est autre que la conscience empirique, laquelle se réduit à la conscience de notre propre moi (Selbstbewusstsein) et à la conscience des autres choses. Telle est, en effet, la seule donnée immédiate, la seule donnée qui soit réellement une donnée. Au lieu de partir de là, il est des philosophies qui prennent pour point de départ des concepts abstraits arbitrairement choisis, tels que l’Absolu, la Substance absolue, Dieu, l’infini, le Fini, l’identité absolue, l’Être, l’Essence et d’autres encore ; toute philosophie de ce genre flotte entre ciel et terre, sans point d’appui, et par suite elle ne peut conduire à aucun résultat réel. Pourtant les philosophes de tous les temps ont fondé leurs essais sur des concepts de ce genre ; Kant lui-même de temps en temps, plutôt par habitude acquise et par routine que par méthode, définit encore la philosophie une science tirée des simples concepts. Or, quelle serait à proprement parler la prétention d’une telle science ? sinon d’obtenir avec des représentations mutilées – les abstractions ne sont point autre chose – ce qu’il est impossible de trouver dans les intuitions, c’est-à-dire dans les représentations complètes dont on tire les concepts par voie d’élimination. Ce qui peut faire naître cette illusion, c’est qu’avec les concepts on peut toujours faire des raisonnements, et que dans le raisonnement on obtient un nouveau résultat en combinant des jugements ; toutefois ce résultat est beaucoup plus apparent que réel ; car le raisonnement se borne à mettre en lumière ce qui était déjà implicitement contenu dans les jugements donnés, et il est impossible que la conclusion contienne plus que les prémisses. Les concepts sont à coup sûr les matériaux de la philosophie, mais ils ne sont que cela, comme les blocs de marbre sont les matériaux de l’architecte ; la philosophie doit travailler non d’après eux, mais sur eux, c’est-à-dire qu’elle doit déposer en eux ses résultats, mais non point partir d’eux comme d’une donnée. Veut-on avoir un exemple éclatant de la marche à rebours accomplie par ceux qui partent des simples concepts ? Que l’on considère l’Institution théologique de Proclus ; on y verra la nullité de toute cette méthode. L’auteur y entasse les abstractions telles que l’un, le multiple, le bien, le créant et le créé, l’indépendant, la cause, le meilleur, le mobile, l’immobile, le mû, etc. (Εν πληθος, αγατον, παραγον και παραγομενον, αυταρκες, αιτιον, κρειττον, κινητον, ακινητον, κινουμενον, etc.) ; mais pour les intuitions, auxquelles ces abstractions sont redevables de leur origine et de tout leur contenu, l’auteur les ignore et les dédaigne injustement ; puis au moyen de ces concepts il construit une théologie ; le but de cette construction, le Θεος est tenu caché, et l’auteur a l’air de procéder sans malice, comme si, dès la première page, le lecteur ne savait pas aussi bien que lui où tout cela veut aboutir. J’ai déjà cité plus haut un fragment de cet ouvrage. En vérité l’œuvre de Proclus est particulièrement propre à démontrer combien inutiles et illusoires sont les combinaisons de concepts abstraits ; chacun en effet en peut tirer ce qu’il veut, particulièrement s’il exploite en vue de ses fins la variété de sens que présente plus d’un mot, tel que par exemple κρειττον. Si l’on se trouvait en tête-à-tête avec un tel constructeur de concepts, on ne pourrait s’empêcher de lui demander naïvement où sont les choses sur lesquelles il a tant de renseignements à nous donner, d’où viennent les lois d’où il tire ses conclusions au sujet de ces mêmes choses. Alors il serait bientôt forcé de recourir à l’intuition empirique, laquelle est la seule représentation du monde réel, la seule source de tous ces concepts. Puis on n’aurait plus qu’une seule question à lui poser : « Pourquoi donc n’êtes-vous pas parti honnêtement et de bonne foi de l’intuition donnée de ce monde ? Vous auriez pu à chaque pas confirmer vos affirmations au moyen de cette intuition, au lieu d’opérer avec des concepts qui n’en sont jamais que des extraits et qui par suite ne peuvent avoir aucune valeur au-delà de l’intuition d’où ils émanent. » Mais c’est là précisément que gît toute la finesse : les philosophes de cette sorte prennent des concepts, dans lesquels, grâce à l’abstraction, on conçoit comme séparé ce qui est inséparable et comme uni ce qui est inconciliable ; grâce à ces concepts, ils s’en vont par delà l’intuition d’où émanent les concepts et conséquemment par delà les limites d’application de ces concepts eux-mêmes ; ils passent dans un monde tout différent de celui qui leur a fourni leurs matériaux, dans un monde d’inventions cérébrales fantastiques. J’ai cité ici Proclus parce que chez lui le procédé est particulièrement visible en raison de la naïve impudeur avec laquelle il l’emploie ; mais on trouve aussi chez Platon quelques exemples de la même méthode, quoique moins frappants ; d’ailleurs, d’une manière générale, la littérature philosophique de tous les temps offre une foule d’exemples analogues. Celle de notre temps est riche à ce point de vue : que l’on considère par exemple les écrits de l’école de Schelling et que l’on examine les constructions édifiées sur des abstractions, telles que Fini et Infini, – Être, Non-Être et Être différent (Anderssein), – Activité, compression (Hemmung), Produit, – Action de déterminer et d’être déterminé, Détermination, – Limite, Action de limiter, Limitation (Begränztsein), – Unité, Pluralité, Multiplicité, – Identité, Diversité, Indifférence, – Penser, Être, Essence, etc. Non seulement ces constructions, édifiées avec de tels matériaux, sont exposées à toutes les critiques que nous venons de faire ; mais elles ont encore un autre inconvénient : de telles abstractions, si vastes, en raison même de leur extension infiniment grande, ne peuvent avoir qu’une compréhension extrêmement restreinte ; ce sont des enveloppes vides. Voilà donc pourquoi la matière de toutes les philosophies est étonnamment bornée et pauvre ; de là cet ennui indicible et cruel qui est propre à tous les écrits de ce genre. Si je voulais rappeler les abus que Hegel et consorts ont fait de ces abstractions si étendues et si vides, je devrais craindre qu’il ne nous en arrivât mal au lecteur et à moi ; car l’ennui le plus nauséabond plane sur le creux bavardage de ce philosophe rebutant.
Dans la philosophie pratique, il n’y a point de sagesse à tirer des simples concepts abstraits ; telle est assurément l’unique vérité que l’on puisse apprendre à la lecture des traités moraux du théologien Schleiermacher ; ces traités étaient originairement des leçons, au moyen desquelles ledit Schleiermacher a ennuyé l’Académie de Berlin pendant de longues années ; le recueil en est publié depuis peu. Dans ces traités, l’auteur ne prend pour point de départ que des concepts abstraits, tels que le devoir, la vertu, le souverain bien, la loi morale et autres ; il ne se donne guère la peine de nous indiquer le fondement de ces idées ; il lui suffit de les avoir rencontrées dans la plupart des systèmes de morale, et il les traite comme des réalités données. Les concepts eux-mêmes ont chez lui l’honneur d’une discussion fort subtile ; mais quant à l’origine de ces concepts, c’est-à-dire quant à ce qui est son sujet, jamais il ne se risque à en parler ; jamais non plus il n’est question chez lui de la vie humaine ; et pourtant c’est exclusivement à la vie humaine que se rapportent tous ces concepts, c’est en elle qu’ils doivent être puisés, c’est à elle en réalité que la morale a affaire. Voilà justement pourquoi ces diatribes sont aussi stériles et vaines qu’elles sont ennuyeuses, ce qui est beaucoup dire. En tous temps on rencontre des gens semblables à ce théologien trop épris de la philosophie ; ils sont fameux durant leur vie, puis ils sont vite oubliés. Je préfère conseiller de lire ceux auxquels la postérité est revenue après coup ; car le temps est court et précieux.
Sans doute, et d’après tout ce que nous venons de dire, les concepts larges, abstraits, et surtout les concepts incapables d’être réalisés dans aucune intuition, ne peuvent jamais être la source de connaissance, le point de départ ou la véritable matière de la philosophie ; parfois cependant certains de ses résultats peuvent se présenter de telle façon, qu’on puisse les penser d’une manière purement abstraite, sans toutefois être capable de les vérifier par une intuition quelconque. Des connaissances de cette sorte ne sont assurément que des demi-connaissances ; elles n’indiquent en quelque sorte que l’endroit où se trouve l’objet à connaître, l’objet lui-même restant caché. Par suite, on ne doit se contenter de ce genre de concepts que dans les cas extrêmes, là où l’on touche aux limites de la connaissance accessible à nos moyens. Prenons, si l’on veut pour type du genre le concept d’un être en dehors du temps ; rangeons encore dans la même classe la proposition suivante : « l’impuissance de la mort à détruire notre être véritable ne nous en garantit point la subsistance ultérieure ». Avec de pareils concepts, on sent en quelque sorte chanceler le ferme terrain qui supporte toute notre connaissance : l’intuition. Voilà pourquoi, si la philosophie peut de temps en temps et en cas de nécessité recourir à de telles conceptions, jamais cependant elle ne doit s’en servir pour débuter.
Ainsi que nous le lui avons reproché, la philosophie dogmatique a toujours opéré sur des concepts étendus, négligeant complètement la connaissance intuitive, laquelle est pourtant la source des concepts, leur contrôle permanent et naturel ; telle fut en tous temps la cause principale des erreurs qu’elle a commises. Une science tirée de la simple comparaison des concepts, c’est-à-dire édifiée avec des propositions générales, ne peut être certaine, à moins que toutes ses propositions ne soient synthétiques a priori, comme c’est le cas dans les mathématiques, car il n’y a que les propositions synthétiques a priori qui ne souffrent aucune exception. Si au contraire les propositions ont quelque contenu empirique, on ne doit jamais perdre de vue ce contenu, afin de contrôler les propositions générales. En effet quelle que soit la vérité que l’on tire de l’expérience, cette vérité n’est jamais certaine ; par suite sa valeur générale n’est qu’approximative ; car, dans l’expérience, il n’y a point de règle sans exception. Je suppose que j’enchaîne les unes aux autres des propositions de cette sorte, sous prétexte que les sphères de leurs concepts peuvent rentrer les unes dans les autres ; il peut aisément se faire que le point de contact d’un concept avec un autre coïncide précisément avec ce qui constitue l’exception : et il suffit que cela se produise une seule fois dans le cours d’une longue chaîne de raisonnements, pour que la construction soit arrachée de ses fondements, et flotte dans le vague. Je dis par exemple : « Les ruminants n’ont point d’incisives antérieures » ; puis j’applique cette proposition avec ses conséquences au chameau ; tout alors devient faux, car la proposition n’est vraie que des ruminants à cornes. À cette classe appartient justement ce que Kant appelle ergotage (Vernünfteln) et qu’il blâme si souvent ; cet ergotage qui en effet consiste à subsumer un concept sous un autre concept, sans remonter à leur origine, sans examiner la légitimité ou l’illégitimité d’une telle subsomption ; grâce à ce moyen l’on arrive presque toujours, après des détours plus ou moins longs, au résultat arbitraire que l’on s’était proposé comme but. Entre cet ergotage et la sophistique proprement dite, il n’y a qu’une différence de degré. Or la sophistique est dans la spéculation ce qu’est la chicane dans la vie pratique. Cependant Platon lui-même s’est très souvent permis ce genre d’ergotage. Proclus, ainsi que je l’ai dit, a beaucoup exagéré le défaut de son modèle, à la façon de tous les imitateurs. Denys l’aréopagite (De divinis nominibus) aussi est gravement atteint de cette maladie. On trouve des exemples incontestables d’ergotage jusque dans les fragments de l’Eléate Melissos (principalement §§ 2-5, ap. Brandis, Comment, Eleat.). Les concepts avec lesquels il procède ne sont jamais en contact avec la réalité dont ils tirent leur contenu, ils la dépassent au contraire et ils flottent dans l’atmosphère de la généralité abstraite ; ce sont comme des coups que l’on donnerait, mais qui ne porteraient point. Un bon modèle d’ergotage, c’est encore l’opuscule du philosophe Salluste De Diis et mundo (§§ 7, 12, 17). Mais voici un morceau d’ergotage philosophique qui est une véritable perle du genre ; il s’élève jusqu’à la complète sophistique ; c’est le raisonnement suivant du platonicien Maxime de Tyr ; comme il est court je le reproduis ici : « Toute injustice consiste à ôter à autrui un bien ; or il n’y a pas d’autre bien que la vertu ; mais la vertu ne peut nous être enlevée ; donc il est impossible que l’homme vertueux souffre aucune injustice de la part du méchant. Maintenant de deux choses l’une, ou bien aucune injustice ne peut être soufferte, ou bien elle l’est uniquement par le méchant de la part du méchant. Mais le méchant ne possède aucun bien, puisque la vertu seule est un bien ; donc aucun bien ne peut lui être enlevé. Donc le méchant ne peut, lui non plus, souffrir aucune injustice. Donc l’injustice est chose impossible. » Voici l’original ; il est moins concis à cause des répétitions : Αδικια εστιν αφαιρεσις αγαθου το δε αγαθον τι αν ειη αλλο η αρετη ; — η δε αρετη αναφαιρετον. Ουκ αδιαησεται τοινυν ο την αρετην εχων, η ουκ εστιν αδικια αφαιρεσις αγαθου ουδεν γαρ αγαθον αφαιρετον, ουδ αποϐλητον, ουδ ελετον, ουδε ληιστον. Ειεν ουν, ουδ αδικειται ο χρηστος, ουδ υπο του μοχθηρου αναφαιρετος γαρ. Λειπεται τοινυν η μηδενα αδικεισθαι καθαπαξ, η τον μοχθηρον υπο του ομοιου αλλα τω μοχθηρω ουδενος μετεστιν αγαθου η δε αδικια ην αγαθου αφαιρεσις ο δε ην εχων ο, τι αφαιρεθη, ουδε εις ο τι αδικηθη, εχει (Sermo, II). Je veux encore donner ici un exemple moderne de ces démonstrations tirées de concepts abstraits et qui servent à ériger en vérité une proposition évidemment absurde ; je prends cet exemple dans les œuvres d’un grand homme, Giordano Bruno. Dans son livre Del Infinito, universo e mondi (Page 87, de l’ép. de A. Wagner), il est un endroit où il fait démontrer à un aristotélicien qu’au delà du monde il ne peut pas y avoir d’espace. L’aristotélicien use et abuse d’un passage du De Cœlo d’Aristote (De Cœlo, I, 5) : « Le monde, dit-il, est enfermé dans les huit sphères d’Aristote, au-delà desquelles il ne peut plus y avoir d’espace. En effet, si au-delà de ces sphères il y avait encore un corps, ce corps ne serait ni un corps simple ni un corps composé. » Ici, à l’aide de principes qu’il se contente de postuler, il démontre sophistiquement qu’aucun corps simple ne peut être au-delà des huit sphères ; il s’ensuit d’ailleurs qu’aucun corps composé ne pourrait y être non plus, puisqu’il devrait être composé de corps simples. Ainsi d’une manière générale il n’y a en cet endroit aucun corps ; mais alors il n’y a pas non plus d’espace. L’espace en effet est défini « ce dans quoi les corps peuvent exister » ; or on vient justement de démontrer qu’au delà des huit sphères, il n’y a point de corps. Par suite il n’y a point non plus d’espace au delà du monde. C’est vraiment là le chef-d’œuvre de la démonstration tirée des concepts abstraits.
Au fond l’argumentation repose sur ceci : le principe suivant « où il n’y a point d’espace, il ne peut pas y avoir de corps » est pris comme ayant une valeur négative universelle, et par suite on lui fait subir la conversion pure et simple ; « où il ne peut y avoir de corps, il n’y a pas non plus d’espace. » En réalité, si l’on y regarde de près, le principe est universellement affirmatif ; il revient à dire : « tout ce qui est sans espace est sans corps » ; par suite, il ne peut subir la conversion pure et simple.
Cependant parmi les preuves qui sont tirées de concepts abstraits et qui aboutissent à un résultat manifestement contraire à l’intuition, comme celui-ci, il en est qui ne se réduisent point, comme dans le cas présent, à une faute de logique. En effet, le sophisme ne réside point toujours dans la forme, mais souvent aussi dans la matière, dans les prémisses, dans l’indétermination des concepts et de leur extension. Nous en avons de nombreux exemples chez Spinoza dont la méthode est aussi de démontrer par concepts ; voyez par exemple les sophismes misérables qu’il commet dans la 29e, la 30e et la 31e proposition de la IVe partie de son Éthique, en exploitant les sens variés et les contours flottants des concepts convenire et commune habere. Mais tout cela n’empêche point les spinozistes de nos jours de prendre tout ce que le maître a dit comme parole d’Evangile. Bien amusants surtout sont certains d’entre eux, les hégéliens, dont il reste encore, il faut le dire, quelques survivants ; ils ont une vénération traditionnelle pour le principe de Spinoza : « Toute détermination est une négation » ; fidèles à l’esprit charlatanesque de leur école, ils ont l’air de considérer ce principe comme s’il était capable de faire sortir le monde de ses gonds ; en réalité il n’y a pas seulement là de quoi faire partir un chien du coin de la cheminée. Fût-on en effet le plus borné des hommes, l’on comprend aisément que si je limite une chose en la déterminant, j’exclus par le fait et je nie tout ce qui ne rentre point dans cette limite.
Dans tous les ergotages de ce genre, on voit excellemment à quelles erreurs est condamnée cette algèbre des simples concepts qu’aucune intuition ne vérifie ; l’on voit par suite que l’intuition est pour notre intellect ce qu’est pour notre corps le sol sur lequel il repose. Si nous la quittons tout n’est plus que terre chancelante, instabilis terra, innabilis unda [terre où l’on ne peut se tenir, onde où l’on ne peut nager] (Ovide, Métamorphoses, I, 16). J’espère que l’on saura gré à celui qui donne ces explications et ces exemples, de l’avoir fait largement et par le menu. Par ce moyen j’ai voulu illustrer et confirmer une vérité importante, jusqu’ici trop peu étudiée, je veux dire la différence et même le contraste qu’il y a entre la connaissance intuitive et la connaissance abstraite ou réfléchie ; le trait principal de ma philosophie, c’est d’avoir fortement établi ce contraste, sans lequel bon nombre de phénomènes seraient inexplicable dans notre vie spirituelle. Le terme intermédiaire qui relie entre elles ces deux sortes de connaissance, si différentes l’une de l’autre, constitue, ainsi que je l’ai démontré dans mon premier volume (§ XIV), la faculté de juger (Urtheilskraft). Sans doute cette faculté de juger peut aussi s’exercer dans le domaine de la connaissance purement abstraite, à savoir dans le cas où elle ne compare que des concepts avec des concepts ; de cette façon chaque jugement, au sens logique du mot, est en réalité l’œuvre de la faculté de juger, puisqu’on n’y fait que subsumer un concept plus étroit sous un concept plus large. Cependant l’activité de cette faculté de juger, lorsqu’elle ne fait que comparer ensemble des concepts, est relativement restreinte et aisée ; il en est autrement lorsqu’elle opère le passage de ce qui est particulier par excellence, je veux dire l’intuitif, à ce qui est essentiellement général, je veux dire le concept. Dans la première opération, il doit toujours être possible, grâce à la décomposition des concepts en leurs prédicats essentiels, de se prononcer par un procédé purement logique sur leur compatibilité ou leur incompatibilité respectives ; pour cela il suffit de la simple raison départie à chacun ; dans ce cas par conséquent la faculté de juger n’a d’autre fonction que d’abréger le procédé logique ; celui qui en est doué aperçoit rapidement ce que les autres ne peuvent découvrir à moins d’une série de réflexions. L’activité de la faculté de juger – dans le sens précis du mot activité – se montre en réalité pour la première fois lorsque les choses connues intuitivement, c’est-à-dire le réel, l’expérience, ont à être transportées dans le domaine de la connaissance précise et abstraite, subsumées sous des concepts qui leur correspondent exactement, et, par la même, transformées en savoir réfléchi. Aussi est-ce à cette faculté qu’il appartient de poser les fermes fondements de toutes les sciences ; car ces fondements portent toujours sur des données immédiatement connues dont il est interdit de sortir. En matière de sciences le difficile, ce sont les jugements fondamentaux, ce ne sont point les raisonnements qui découlent de ces jugements. Raisonner est facile, formuler un jugement est difficile. Les faux raisonnements sont une rareté, les faux jugements sont toujours à l’ordre du jour. Malgré tout, dans la pratique, dans toutes les grandes résolutions, dans toutes les décisions importantes, la faculté de juger doit apporter l’appoint ; la sentence judiciaire elle aussi est, en somme, également son œuvre. Semblable à la lentille qui concentre les rayons solaires dans un étroit foyer, l’intellect, lorsqu’il exerce cette faculté, doit réunir toutes les données qu’il possède sur une chose ; il doit les concentrer d’une manière assez puissante pour les saisir d’un seul coup d’œil ; puis il fixe d’une manière exacte le résultat ainsi obtenu, et il y introduit la clarté par le moyen de la réflexion. En outre, dans la plupart des cas, la difficulté de porter un jugement tient à cette circonstance que nous devons aller de la conséquence au principe ; or c’est une voie qui est toujours incertaine : j’ai même indiqué que c’est là la source de toute erreur. Pourtant dans toutes les sciences empiriques, comme dans les conjonctures de la vie réelle, ce chemin est le plus souvent le seul qui s’offre à nous. L’expérimentation est déjà un essai pour changer de direction et refaire le même chemin, mais en sens inverse ; aussi est-elle décisive, ou tout au moins révélatrice de l’erreur ; d’ailleurs il va sans dire qu’elle doit être bien choisie, consciencieusement faite et ne point ressembler aux expériences de Newton sur la théorie des couleurs. De plus l’expérience, elle aussi, doit encore être l’objet d’un nouveau jugement. La certitude parfaite des sciences a priori – logique et mathématiques – repose principalement sur ce fait que leur méthode nous permet d’aller du principe à la conséquence ; or cette voie est toujours une voie sûre. C’est ce qui leur donne le caractère de sciences purement objectives ; tous ceux qui les entendent ne peuvent que porter un jugement unanime sur les vérités dont elles se composent ; fait d’autant plus frappant qu’elles reposent sur les formes subjectives de l’intellect, au lieu que les sciences empiriques n’ont affaire qu’à des données objectives.
La faculté de juger se manifeste par le bon sens et par la profondeur ; dans le premier cas, son activité se borne à réfléchir ; dans le second, elle consiste à subsumer. Chez la plupart des hommes la faculté de juger n’existe qu’à titre purement nominal ; c’est une véritable ironie de la compter parmi les facultés ordinaires et normales de l’esprit ; on doit considérer ceux qui en sont doués comme d’heureuses exceptions (monstra per excessum). Les esprits ordinaires, fût-ce dans les plus petites circonstances, nous laissent bien voir à quel point ils se défient de leur propre jugement ; c’est que justement ils en connaissent, par expérience, l’inefficacité. À cette faculté se substitue chez eux le préjugé, l’opinion toute faite ; de cette façon ils demeurent indéfiniment en tutelle, et il n’en est pas un sur plusieurs centaines à qui il soit donné de s’en affranchir. D’ailleurs, ils ne se l’avouent point ; fût-ce même dans leur for intérieur, ils se donnent l’apparence de porter des jugements ; mais en cela ils ne font jamais que singer l’opinion des autres, dont ils reçoivent toujours l’influence secrète. Le premier venu aurait honte de se promener avec un habit, un chapeau ou un manteau d’emprunt ; malgré tout on se contente en général d’avoir des opinions d’emprunt ; on les ramasse avidement là où l’on peut les attraper, puis on les donne fièrement pour des idées personnelles. D’autres les empruntent à leur tour et recommencent indéfiniment ce manège. Cela explique les vastes et rapides conquêtes de l’erreur, la renommée des mauvaises œuvres ; car ceux qui font profession de prêter des pensées, les journalistes et autres, ne donnent en général que de la fausse marchandise. Ils sont comme les marchands à la toilette, qui pour le carnaval ne louent que de faux bijoux.