Le vouloir-vivre

Le monde comme volonté

Concepts déterminants dans la métaphysique de Schopenhauer, en ce qu’ils désignent l’essence de l’homme et de toute chose. La volonté en tant que chose en soi est un désir de vie aveugle et universel. Il ne connaît pas, n’est pas conscient, ignore l’espace et le temps, la cause, le but, les limites. La volonté, dite aussi vouloir-vivre (cf. Le monde, par. 54, 324), ne découle pas du monde, c'est le monde qui découle d’elle. Elle est « l’initial et l’inconditionné », « la prémisse de toutes les prémisses. » (Le monde, chap. XXVIII, 410.)

C’est d’elle que la philosophie doit partir :

« Chaque regard posé sur le monde, que le philosophe a pour tâche d'élucider, confirme et atteste que le vouloir-vivre, bien loin d’être l’hypostase d'on ne sait quoi, ou même un mot vide, est la seule expression vraie de la plus intime essence du monde. Tout aspire et s’efforce à l'existence, et si possible à l’existence organique, c’est-à-dire la vie, et, une fois éclose, à son plus grand essor possible.

On voit bien clairement dans la nature animale que le vouloir-vivre est le trait fondamental de son existence, son unique propriété immuable et inconditionnelle. Qu'on observe donc cet élan universel vers la vie, l’empressement infini, la facilité et la complaisance avec lesquelles 1e vouloir-vivre, sous des millions de formes, partout et à chaque instant, par fécondation et par germes, et là où ceux-ci manquent, par generatio aequivoca [génération spontanée], se rue vers l'existence, saisissant toute occasion, s’emparant avidement de toute substance porteuse de vie; et qu’on jette ensuite un regard sur l'épouvante et la panique qui s'emparent de lui, quand n'importe laquelle de ses formes individuelles d'existence est en passe de perdre celle-ci, surtout quand il en a la claire conscience. C'est alors comme si, dans cet unique spécimen, le monde entier allait être anéanti, et la vie entière de l’être vivant ainsi menacée se transforme aussitôt en une guerre de résistance la plus désespérée contre la mort. Qu'on observe, par exemple, la peur incroyable qui saisit un homme en danger de mort, l'immédiat et profond intérêt de tous ceux qui en sont témoins et l'explosion de joie quand un sauvetage est réussi. Qu'on observe l'effroi glacé qui suit la lecture d'une condamnation à mort, le sentiment d’horreur qu’inspire la vue des préparatifs pour l'exécution et le sentiment déchirant de compassion lorsqu’elle a lieu sous nos yeux. C'est à croire qu'il s’agit là de bien autre chose que de la simple suppression de quelques années d'une existence vide, triste, empoisonnée par des désagréments de toutes sortes et constamment incertaine. On devrait plutôt demander alors ce que ça peut bien faire à l'un ou à l’autre d'arriver quelques années plus tôt là où après son éphémère existence il lui en restera encore des billions à être. Tous ces phénomènes montrent bien que c'est avec raison que j'ai posé comme l'ultime inexplicable et le fondement obligé de toute explication le vouloir-vivre, et que bien loin d'être, sous le nom d’absolu, d’infini, d’Idée, ou d'appellations semblables, un mot ronflant et vide, il est de toute chose ce que nous connaissons de plus réel, qu'il est, oui, le germe même de la réalité. » (Le monde, chap. XXVIII, 339.)

« Ce vouloir-vivre, nous le sommes nous-mêmes ». Que nous voulions vivre n'est donc pas quelque chose qui, avant de se produire, est soumis au choix de l’intellect. « Le vouloir-vivre est un prius de l’intellect. » La philosophie doit en tenir compte. « Comme point de départ destiné à être le fondement explicatif de tout le reste, on doit prendre ce qui ne peut s’expliquer plus avant, mais ne peut non plus être mis en doute, ce dont l’existence est certaine, mais inexplicable. Et c’est le vouloir-vivre. » Si on prend quoi que ce soit d’autre pour point de départ, il faudra pouvoir en déduire cette aspiration à l’existence : « Cela ne marchera jamais. »

Il est donc, pour Schopenhauer, impossible, parce que ce serait une tricherie, d’adopter un point de vue absolu extérieur à la vie. C'est en tant qu’êtres vivants liés à une volonté et une conscience que nous pouvons philosopher et cette immanence de l’homme à lui-même fait qu’il est juste d’expliquer le monde à partir de l'homme, et non l’homme à partir du monde. (Cf. Le monde, chap. L, 739.)

Extraits de Arthur Schopenhauer, Un abécédaire, établi par Volker Spierling, éd. du Rocher, 2003, pp.284-286