Le monde comme représentation
Le réel n'est qu'un phénomène cérébral
« Le monde est ma représentation ». Cette thèse ouvre le premier volume de l’œuvre principale de Schopenhauer. Elle dit essentiellement que malgré toute l’objectivité dont la science est capable, nous ne connaissons finalement du monde que la manière dont il est pour nous, c’est-à-dire dans sa dépendance de la conscience humaine, c’est-à-dire de notre intellect, c’est-à-dire encore du cerveau dont il est la fonction. Et cette limitation ne relève pas de facteurs individuels, psychologiques, qui seraient différents chez chacun : elle vaut de façon absolument générale pour tous les hommes, comme une condition universelle. Les inégalités entre individus sont d'un autre ordre, secondaires, bien qu'elles jouent aussi leur rôle.
Dès 1820, dans sa leçon inaugurale à l'université de Berlin, Schopenhauer expose sa thèse à ses étudiants en ces termes :
« Il faut savoir se convaincre que le monde n'est là qu'à l'état de connaissance et du même coup dépendant du sujet connaissant que chacun est pour lui-même. L'être des choses est identique à sa prise de connaissance. « Elles sont » veut dire : elles sont représentées. Vous vous dites qu'elles seraient quand même là s’il n'y avait personne pour les voir et se les représenter. Mais essayez donc un peu de vous représenter clairement ce que serait alors l'existence de ces choses. Et vous verrez aussitôt que c’est toujours une vue du monde qui vous vient en tête et jamais un monde hors de toute représentation. Vous voyez donc bien que l'être des choses consiste en leur représentation. »
Dans le style plus imagé qui lui est propre, Schopenhauer repart à l'assaut de l'objection qu’on voudrait lui faire : « Peut-être tout cela reste-t-il pour vous un paradoxe et que l'un ou l'autre parmi vous persiste à se dire en toute innocence : même si on vidait tous ces crânes de leur bouillie, cela n’empêcherait pas le ciel et la terre, le soleil, la lune et les étoiles, les plantes et les éléments d'être encore là. Vraiment ? Regardez donc la chose de plus près. Essayez de vous représenter intuitivement un monde où il n'y aurait pas d'êtres connaissants : le soleil est toujours là, la terre tourne sur elle-même, le jour et la nuit, les saisons se succèdent, la mer fait ses vagues, les plantes poussent... mais tout cela que vous vous représentez maintenant n'est jamais qu'un œil qui le voit, qu'un intellect qui le perçoit : c’est-à-dire exactement ce que l'hypothèse prétendait exclure. Vous ne connaissez ni ciel, ni terre, ni soleil comme ils sont en soi et pour soi ; vous ne connaissez qu'une représentation où tout cela se produit et se met en scène. »
Avec cette position, Schopenhauer s’insère dans le courant de la philosophie moderne, à compter de Descartes et de son cogito, en passant par Berkeley et son « idéalisme absolu », jusqu’à Kant et sa distinction du phénomène et de la chose en soi. Mais Schopenhauer se réclame aussi d’une tradition bien antérieure, née parmi les sages de l’Inde ancienne et recueillie dans la philosophie du Vedânta.
Le monde comme représentation n’est qu’un aspect du monde. L’autre est celui du monde comme volonté - le réel, inconditionné et indépendant de la représentation.
[Volker Spierling, Arthur Schopenhauer, Un Abécédaire, éd. du Rocher, 2004]