Le principe d'individuation
Le voile de l'illusion
« J’appellerai l’espace et le temps, — suivant une vieille expression de la scolastique, sur laquelle j’attire l’attention une fois pour toutes, — principium individuationis ; car c’est par l’intermédiaire de l’espace et du temps que ce qui est un et semblable dans son essence et dans son concept nous apparaît comme différent, comme plusieurs, soit dans l’ordre de la coexistence, soit dans celui de la succession. » (Le monde comme volonté et comme représentation)
Le principe d’individuation engendre une illusion consistant à croire que la multiplicité des choses et la différence des individus entre eux soit quelque chose d’absolu, qui fait partie de l’ordre des choses. L’individu lui-même ne voit les choses que ce qu’elles paraissent et non ce qu’elles sont indépendamment du temps et de l’espace, à savoir une seule et unique volonté.
La connaissance ainsi prise dans les rets du principium individuationis fomente l’égoïsme, l’affirmation ardente du vouloir-vivre, source de toute méchanceté et de tout vice. Dupe d’une erreur qui lui fait prendre sa personne pour une réalité durable et le monde des phénomènes pour une existence solide, l’égoïste sacrifie tout à son moi. Aussi la vie sous cette forme de l’individualité effrénée n’a aucun caractère moral.
Il faut au contraire, pour entrer dans le domaine de la moralité, reconnaître que le moi n’est rien, que le principe d’individuation n’a qu’une valeur illusoire; que la diversité des êtres a sa racine dans un même être, que tout ce qui est, manifeste la volonté. « Celui qui a reconnu cette identité de tous les êtres ne distingue plus entre lui-même et les autres ; il jouit de leurs joies comme de ses joies ; il souffre de leurs douleurs comme de ses douleurs : tout au contraire de l’égoïste qui faisant entre lui-même et les autres la plus grande différence, et tenant son individu pour seul réel, nie pratiquement la réalité des autres. » La base de la morale c’est donc la pitié (Mitleid), la charité (Menschenliebe).
« La pitié est ce fait étonnant, mystérieux, par lequel nous voyons la ligne de démarcation qui, aux yeux de la raison, sépare totalement un être d’un autre, s’effacer et le non moi devenir en quelque façon le moi. La pitié seule est la base réelle de toute libre justice et de toute vraie charité. »
De même si la justice est réputée la première des vertus cardinales, « c’est qu'elle est un premier pas vers la résignation ; car, sous sa forme vraie, elle est un devoir si lourd, que celui qui s’y donne de tout son cœur doit s’offrir en sacrifice : elle est un moyen de se nier et de nier son vouloir-vivre. »
Ainsi la pitié est la source commune de la justice et de la charité, du neminem laede et du omnes juva : mais elle n’est pas encore le point culminant de la morale. On ne l’atteint que par la négation complète du vouloir-vivre, par l’ascétisme, tel que les saints, les anachorètes, les pénitents des religions de l’Inde et du christianisme l’ont pratiqué.