une unique pensée

L'unique pensée de Schopenhauer

Emile Brehier [1]

Schopenhauer n’a pas le goût de la variété pour elle-même, tout au contraire. La philosophie est pour lui une pensée unique très simple, qui n'a pas d’avant et d’après, qui ne peut être saisie que dans l'instantané d’une appréhension immédiate. S’il part des faits, c’est qu’il prétend être ramené par eux à cette idée unique ; s’il choisit les faits les plus distants entre eux, en allant d’un bout à l’autre de la chaîne des réalités, c’est parce qu'il pense mieux prouver cette pensée unique en prenant les points de départ les plus différents possible ; si elle est vraie, tout lui sera bon pour la retrouver : l’art, les femmes, le jeu, le style, la seconde vue, la musique ; toujours il sera ramené à cette même pensée.

« Quand viendra le temps où on me lira, écrit-il, on s’apercevra que ma philosophie est comme une Thèbes aux cent portes ; de tous côtés on peut y pénétrer, et, chaque fois, arriver directement jusqu'au centre. » Eadem sed aliter ; tous les rayons, de quelque point qu’ils viennent, convergent vers le centre. 

Comment cette « unique pensée » est cachée à l’homme ordinaire sous le voile qu’a tissé sa représentation ; comment le rôle du philosophe est, non pas de construire cette pensée, mais de retirer ce voile ; combien, d’autre part, cette pensée est simple, accessible à tous, dès qu’elle est une fois découverte, voilà ce que voulait montrer Schopenhauer. Il proposait ainsi au philosophe une direction précisément inverse de celle que suivait la philosophie de son temps. La philosophie d’alors cherche à aller des formes de réalité les plus simples aux plus complexes, elle enrichit et complète sa notion de la réalité, jusqu’à ce qu’elle atteigne une image de l'univers qui justifie, à titre de moments d’un même développement, tout ce que l’expérience nous présente isolé et sans lien. La philosophie ne fait ainsi que suivre la pente de la connaissance vulgaire ; pour l’une comme pour l’autre, il s’agit de se représenter un monde bien lié ; il s’agit, sur le fil de la dialectique, d’enfiler les faits les uns aux autres comme les perles d’un collier, pour les bien fixer une fois pour toutes.

L’originalité de Schopenhauer, c’est qu’il nous propose de changer la direction de notre attention. Le philosophe a ressemblé jusqu'ici « à quelqu’un qui ferait le tour d’un château pour en trouver la porte et qui, ne la trouvant pas, dessinerait la façade » mais c’est qu’il n’a pas fait attention que chaque fait est une porte et que ce château mystérieux est en vérité une Thèbes aux cent portes; seulement, bien loin de lier les représentations les unes aux autres, il faut les isoler, s’arrêter à chacune d’elles; le mouvement qui nous emporte de l’une à l’autre (et qui nous est nécessaire pour vivre: car notre vie dépend de notre prévision de l’avenir, et cette prévision, du lien des faits entre eux) doit s’arrêter. Il n’y a rien de mystérieux dans cet arrêt ; il se produit chez tout homme, dès que le besoin de vivre est momentanément satisfait ; alors l'homme se repose, et avec l’arrêt commence l’étonnement, l’inquiétude ; il s'étonne de l’existence ; il s’étonne de la mort ; il s'étonne de souffrir. J-J. Rousseau raconte que, étant enfant, on lui ordonna, un soir, d’aller chercher une Bible qui se trouvait dans une salle obscure ; il ne songeait qu’à s’acquitter de la commission, lorsque, tout à coup, il s’aperçut qu’il était dans l’obscurité et trembla de frayeur. Il ne nous faut ainsi que suspendre nos occupations quotidiennes pour nous arrêter, muet de stupeur, devant cette vie qui est pourtant la nôtre et que la familiarité nous empêchait de voir telle qu’elle est : une effrayante énigme.

C’est cette espèce d'inversion de l’attention qui est la pensée maîtresse de Schopenhauer. Il voyait avec indignation la philosophie de son époque s’asservir aux contraintes de la vie quotidienne et devenir un instrument de la volonté de vivre. Il la ramène vers les grands problèmes essentiels, ceux de l’existence, de la mort, de la souffrance. Grâce à cette inversion, ce qui nous apparaissait comme la réalité même, ce tissu de faits liés ensemble qu’est le monde, nous le voyons maintenant comme « un songe sans consistance, comme un fantôme vaporeux, indigne de notre attention ».

En proclamant avec tant de vigueur la nécessité d’une conversion, Schopenhauer revenait d’ailleurs à une tradition que la philosophie occidentale, les yeux fixés sur ce monde ordonné et intelligible que nous révélaient la physique et les mathématiques, semblait avoir oubliée. Mais, au fond, il ne faisait que saisir une exigence radicale et essentielle de toute pensée philosophique. Les plus profonds philosophes ont de tout temps demandé une sorte de conversion spirituelle. L’allégorie platonicienne de la caverne marque une condition indispensable de toute philosophie : les prisonniers assujettis à regarder les ombres qui passent sur les parois de la caverne doivent se libérer de leurs liens pour retourner la tête vers les réalités. Plotin a exprimé la même idée en une gracieuse image tirée de la ronde rituelle :

« Un chœur en chantant fait toujours cercle autour du coryphée, mais il peut se détourner vers les spectateurs ; ce n’est que lorsqu'il se tourne vers lui qu’il chante comme il faut, et qu’il fait un cercle parfait ; de même nous entourons toujours le Bien ; mais nous ne sommes pas toujours tournés vers lui; et lorsque nous regardons vers lui, c’est là notre fin et notre repos ».

Schopenhauer, en déclarant avec tant de force que la philosophie, bien avant d'être doctrine, était une attitude d’esprit, une direction de l'attention, a rappelé une vérité fondamentale.

D’autre part, en voulant que cette conversion mît au premier plan le problème du sens de l’existence, de la mort et de la souffrance, Schopenhauer semble avoir brisé avec la tradition pour qui ces questions étaient en quelque manière abandonnées aux religions révélées. Et une de ses originalités les plus incontestables, c’est d’avoir replacé sur le plan de la pensée philosophique des problèmes qui lui avaient, depuis l’antiquité, été soustraits. Devons-nous, en effet, rappeler que les grandes sagesses de l’antiquité, celles d’Épicure, d’Épictète, de Marc-Aurèle, enseignaient surtout à l’homme à supporter la mort et la pauvreté, la faim, la douleur ? Ce sont ces grands faits inévitables qui sollicitent aussi la pensée de Schopenhauer ; mais il n'est pas plus satisfait des solutions données à ces énigmes par les Stoïciens et les Épicuriens que de celles qu’ont proposées les religions occidentales. Le sage antique, souvent suivi par le théologien chrétien, supprime le problème au lieu de le résoudre ; il se contente de déclarer que le mal n’a nulle existence véritable, et conseille à l’homme de méditer sur l’ordre du monde dans lequel les maux apparents deviendront des éléments nécessaires de l’harmonie universelle. Schopenhauer n’a pas assez de sarcasme pour cette manière de voir ; elle nie une évidence aveuglante, celle de la réalité du mal. Tout le monde a présent à l'esprit la sinistre peinture qu’il fait des maux qui accablent l’homme : douleurs physiques, maladies, tourments moraux, la vie oscillant comme un pendule de la douleur à l’ennui, un effrayant égoïsme qui, s’il n'était limité par la crainte, rendrait perpétuellement dangereux le contact de l'homme avec l'homme. Mais surtout il montre, comme l’a dit Platon dans le Théétète, que « le mal réside nécessairement dans la région que nous habitons », parce qu’il est lié au fondement même de l'existence, à la volonté de vivre. Les Stoïciens et les théologiens se représentent les maux comme des événements nécessaires liés à un tout dont ils font partie ; ils font comme si ces maux n'étaient que des événements, n’étaient que des objets de représentation pour quelqu’un qui les connaîtrait de l'extérieur. Mais prenons le mal tel qu’il est senti par l'individu qui en souffre : celui-ci est bien obligé de s’arrêter au mal, de l'extraire de la chaîne des représentations, puisqu’il remplit la conscience, de le saisir dans son rapport étroit avec l’individu qu’il est ; rien ne peut équilibrer le mal ; rien ne peut le compenser ; le plaisir lui-même n’existe que grâce à la douleur, puisqu'il n’est senti que dans le moment, d’ailleurs fugitif, où cesse la douleur.

La religion ne résout pas mieux le problème. Faite pour la masse du peuple, qui ne saurait saisir la vérité, elle ne peut procéder que par des mythes et des images : pris au sens propre, les dogmes sont absurdes ou révoltants ; si tous les hommes, à quelques exceptions près, sont, selon Saint Augustin, destinés à être damnés, « tout se passe comme si Dieu avait créé le monde pour que le diable vienne le prendre ; il aurait bien mieux fait de s’en dispenser ». La grande erreur, ici, est encore la vue rationaliste des choses ; on veut construire, expliquer, donner des raisons à des réalités qu’on veut à toute force faire entrer dans la trame d’un système : sous le nom de problème du mal, on crée un pseudo-problème, celui de savoir comment le mal et le péché peuvent coexister avec la toute-puissance et la toute bonté du Dieu qui a créé de rien la terre et les hommes ; l’on entasse, pour le résoudre, absurdité sur absurdité. Voulant absolument rattacher le mal au système de l'univers, l’on nourrit aussi des espoirs absurdes lorsque l’on espère que, par son progrès naturel, le système du monde évoluera vers une diminution et une disparition graduelle des maux.

L’espoir n’est-il pas en lui-même absurde puisqu'il est « la confusion du souhait d'un événement avec sa vraisemblance » ?

Si donc la sagesse antique et les religions ont bien eu l'inquiétude des vrais problèmes, de celui de la souffrance et de la mort, elles n’en ont donné qu’une apparence de solution parce qu’elles ont voulu encadrer ces faits dans un système et en donner une explication rationnelle. La philosophie qui montrera où est la solution de ces problèmes n’est pas, comme la religion, chose du peuple, elle est trop abstraite, trop simple, trop dépouillée d’images. Pourtant elle est universelle, et Schopenhauer ne veut nullement en faire une propriété de ces spécialistes qu'il a tant raillés, les professeurs de philosophie ; il lui paraît peu normal que le plus haut sommet de l'esprit soit atteint avec la nomination de Hegel à la chaire de philosophie de Berlin. « Nous ne voulons pas perdre l’espoir, écrit-il, que l'humanité atteindra un point de maturité et de formation où elle pourra et produire et accueillir la philosophie véritable. Est simplex sigillum veri ; la vérité doit être si simple et si compréhensible qu'on doit pouvoir l'apporter à tous sous sa forme véritable, sans la défigurer avec des mythes et des fables. »

Cette vérité si simple, si compréhensible, qu’est-elle donc ? Elle nous apparait encadrer dans une doctrine, qui est moins la description d’une structure des choses que le récit d’un drame : drame éternel et intemporel dont la conscience reçoit comme des échos assourdis et affaiblis ; et il semble que tout soit arrangé et machiné pour que notre conscience, qui est victime, l’ignore. Le but de la philosophie est de dévoiler cette intrigue, en réveillant et en faisant sonner clairs des faits d’expérience qui sont tout près de nous et qui pourtant, nous échappent ; il y faut ce que Bergson (dont l’affinité avec Schopenhauer me parait sur ce point évident) considère comme une sorte de torsion de la conscience qui, arrivée à son plus haut degré, devient capable de jouer un rôle pour lequel elle n’était pas faite : elle était jusqu’ici au service de ce drame qu’elle ignorait, comme une marionnette qui croit agir librement et qui ne sent pas les fils qui la font bouger ; faite pour servir elle était incapable de commander ; elle se retourne maintenant ; elle saisit toute l’intrigue du drame ; mais, par là même, elle donne un dénouement à la pièce et la fait cesser. Le rôle de la philosophie est d’aller en sens inverse des démarches normales de la conscience, pour évoquer les réalités dont elle est dupe et les reconnaitre sous les masques qu’elles prennent.

Ce drame, ne pourrait-on la raconter ainsi : l’essence du monde est un Vouloir unique, indéterminé. Par une décision incompréhensible, aveugle, cette volonté devient volonté de vivre (Wille zum Leben) ; alors tout se déclenche ; la vie n’est possible que si la volonté unique se fragmente en individus dont chacun a la volonté absolue, inconditionnée, de conserver son existence ; l’égoïsme tient à son essence, puisque chaque individu, dans son fond, la volonté elle-même qui veut vivre ; son désir ne connaît donc ni limite ni restriction ; il ne peut vivre qu’en satisfaisant des besoins sans cesse renaissants, et il ne peut les satisfaire qu’au dépens des autres individus. S’oppose-t-on à ses désirs ? Alors naîtront la haine et la malveillance, qui iraient facilement jusqu’au crime et à l’homicide, si leurs conséquences n’étaient arrêtées par la peur, qui est une autre forme de l’égoïsme. L’individu, il est vrai, échoue toujours, puisqu’il meurt ; peu importe à la volonté de vivre, qui remplace infatigablement les individus par d’autres, si bien que la scène n’est jamais vide : la conservation de l’espèce seule l’intéresse ; et elle assure cette conservation, non seulement en répandant les germes avec une effroyable prodigalité, mais en prenant la forme du Génie de l’Espèce, de l’habile entremetteur, qui nourrit des désirs de l’homme en parant la femme d’une beauté illusoire. Il n’y a jamais de repos dans nos désirs sans cesse renaissants, sinon les courts intervalles où, les désirs satisfaits, nous sombrons dans un profond ennui. Mais qui ne connait cette peinture satirique qui dévoile, dans la politesse, dans la courtoisie, dans les sentiments moraux, en un mot dans tout ce qui paraît surmonter l’égoïsme de l’homme, un mélange de crainte, de préjugés et de vanité ?

Arrêtons-nous pourtant un instant sur la manière dont Schopenhauer présente une idée qui a joué un rôle immense dans la philosophie allemande, la vie (Das Leben). Grâce à sa précision, à son sens des réalités, Schopenhauer a dévoilé ici l’inconsistance de thèses philosophiques très anciennes et reprises par le romantisme, qui voyaient dans la vie une force universelle et unique, une sorte d’âme du monde (Weltseele) qui abaisse les barrières entre les êtres vivants en les faisant participer au tout. Pour ces optimistes, dans Wille zum leben il y a un mot de trop, c’est Wille ; Leben suffit à exprimer cette unité qui se propage harmonieusement à travers la nature entière ; la diversité des êtres vivants vient se fondre dans l’unité de la Vie, où ils puisent leur force. Pour Schopenhauer, il y a bien aussi unité et diversité, mains non point du tout harmonie ; il y a entre les êtres vivants, unité et même plus qu’unité, identité d’essence, et chacun possède en lui la volonté toute entière, avec un égal degré de force et de violence ; il y a entre eux, d’autre part, plus qu’une diversité, une séparation radicale et un conflit illimité. La vie n’est plus une force douce qui se répand à travers les choses, c’est une volonté aveugle qui se déchire elle-même, sans avoir un moment conscience que celui qu’elle veut anéantir, c’est encore elle-même sous un autre visage. Le Wille zum leben est donc différent du Leben, parce qu’il a pour fond une volonté qui aurait pu, qui pourrait ne pas être une volonté de vivre et persister tout de même dans son essence. Par cette division entre Wille et Leben, Schopenhauer a donc substitué au lyrisme des romantiques le drame impitoyable que nous révèle l’expérience direct de la vie et de la mort.

Cette séparation des êtres, avec le conflit tragique qu’elle entraine, est le principal méfait de la volonté aveugle. La philosophie ne peut décrire cette tragédie sans dévoiler en même temps l’ignorance d’où elle vient. Nous pouvons donc apprendre par la philosophie l’absurdité de ce moi qui entre en conflit avec un autre moi ; nous savons que cet autre moi c’est en réalité lui-même. La philosophie nous montre aussi que si la volonté cessait d’être volonté de vivre, le désir, l’égoïsme, et, avec eux, toutes les souffrances qui nous accablent cesseraient également. Mais la philosophie nous donne-t-elle le moyen d’éteindre en nous cette volonté de vivre ? Il ne le semble pas ; et j’insiste sur ce point, parce que je trouve ici un aspect essentiel de l’unique pensées de Schopenhauer. Pour lui, la sagesse est pure connaissance et non guide pratique.

Du problème pratique il ne pense pas un moment à construire une solution que la philosophie proposerait ensuite ; il ne veut nullement faire figure de prophète ; il n’est pas et ne veut pas être, je crois, un Zarathoustra. Ici encore, il n’abandonne pas l’expérience en son sens le plus strict : il cherche comment, en fait, les hommes ont résolu le problème, en dehors de toute spéculation philosophique. Ni l’artiste, ni l’homme charitable, ni l’ascète hindou ne sont des philosophes ; ils sont arrivés pourtant à calmer ou même à annihiler la volonté de vivre. Ici encore c’est l’expérience que suit Schopenhauer ; avec elle, il isole et sépare plus qu’il ne systématise. Combien n’y avait-il pas à son époque de philosophies de l’art et de philosophies de religion ! Chacun en faisait une ; mais c’était, en une certaine mesure, avec la prétention de dominer, d’absorber l’art ou la religion, de les montrer comme un moment nécessaire dans le développement de l’esprit qui aboutit à la philosophie. Rien de commun entre ces constructions et les thèses de Schopenhauer ; ce qu’il demande à l’artiste et à l’homme religieux, ce sont leurs attitudes en face de la vie ; il voit dans l’art un état de contemplation pure, où l’homme un moment dégagé des soucis de l’action, prend les choses pour objet de connaissance, sans les rapporter à ses désirs et à ses besoins. De la religion chrétienne il laisse tomber tous les dogmes, tous les mythes, toutes constructions systématiques du théologien, pour la réduire à la pure attitude de la charité, c’est-à-dire à l’attitude pratique d’hommes qui, ayant saisi l’illusion de la séparation du moi et du toi, s’affranchissent de l’égoïsme.

Supposons un instant que Schopenhauer n’ait pas connu les documents sur l’Inde, et en particulier la tradition des Upanishads, dans laquelle Anquetil-Duperron a fait connaître pour la première fois à l’Occident la sagesse hindoue ; il eut été tout de même le satiriste désabusé que nous connaissons, il aurait eu la même conscience de la séparation des égoïsmes ; peut-être n’eût-il pas songé à l’identité d’essence des êtres ; peut-être n’eût-il pas songé au remède radical qui consiste, pour supprimer l’égoïsme, à supprimer l’ego. Il eût sans doute seulement opposé au jeu des égoïsmes dissimulés sous le vernis de la politesse, du droit et de la justice, la charité chrétienne et la pitié. Pourtant il n’aurait pas été complètement satisfait, et voici pourquoi : Schopenhauer ne veut pas construire, il ne veut pas aller plus loin que l’expérience ; or, la morale chrétienne de la pitié dépasse l’expérience ; elle suppose le mythe d’un Dieu qui sauve le monde, le mythe d’une Eglise qui associe ses membres, mais qui les laisse distinct ; elle part de Dieu de Dieu supposé principe du monde pour s’étendre à l’individu. L’ascétisme hindou part au contraire de l’initiative de l’individu pour s’étendre, non pas en largeur, mais en profondeur, pour supprimer réellement et effectivement la distinction du toi et moi. Il est donc un pur et simple fait d’expérience, une donnée ; une expérience aussi brutale, aussi certaine que l’était l’expérience du vouloir vivre chez les philosophe qui a su le démasquer sous les apparences. Ou plutôt c’est la même expérience qui continue ; car, dès que le vouloir vivre est démaqué, le philosophe sait d’une manière certaine, quoique théorique, que la distinction des individus n’est qu’une apparence ; il y a dès lors, entre ce qu’il sait et la manière dont il vit, un conflit aigu, qui s’apaisera lorsque, l’expérience devenant plus profonde, la volonté se décidera, d’une manière complètement imprévue, et qu’aucun raisonnement n’aurait pu provoquer, à ce renoncement total qui est la négation du vouloir-vivre.

Pourtant je ne peux pas penser que l’essentiel de l’œuvre de Schopenhauer, ce soit de nous avoir enseigné la valeur de l’ascétisme hindou ; je me demande si cet ascétisme ne répond pas chez lui à une sorte de satisfaction intellectuelle plus qu’à une inspiration profonde : il est vrai qu’il y voyait une sainteté purement individuel, sans propagande aucune, ne visant pas à réformer le monde mais à l’abolir ; une forme de religion qui laissait par conséquent toute sa vérité au mot de Voltaire, qu’il cite à la fin de la préface des Aphorismes : « Nous laissons ce monde-ci aussi sot et aussi méchant que nous l’avons trouvé en arrivant ». Mais j’hésite à croire que ce soit là son « unique pensée », que ce soit par là qu’il y ait été vraiment, pour reprendre le mot de Nietzsche, notre éducateur : ce n’est pas sa doctrine qui nous importe, c’est sa vision de l’univers et des hommes. Et c’est dans cette vision que consiste « l’unique pensée ». Il y a des peintres qui nous apprennent à voir la nature extérieure ; grâce à eux, nous saisissons des valeurs, des nuances qui jusqu’alors passaient inaperçues ; ces peintres sont les éducateurs de notre œil, en nous faisant voir ce que nous négligeons habituellement de regarder parce que ce n’est pas pour nous d’un intérêt vital. Il y a des philosophes qui sont pour notre vue intellectuelle ce que sont ces peintres pour notre vue matérielle ; ils nous apprennent, littéralement, à voir : ils ne nous découvrent rien que notre propre expérience, mais une expérience qui nous échappait, parce qu’elle suppose une direction de l’attention à laquelle nous étions étrangers. Schopenhauer est, par excellence, un de ces philosophes ; grâce à lui c’est le paysage moral qui change pour nous, il nous apprend à distinguer des plans divers, des profondeurs, des éclairements différents, là où nous ne voyions jusqu’à lui que platitude. Il sépare ce qui était lié ; il unit ce qui était séparé ; il sépare la volonté et la connaissance en l’homme ; mais, en revanche, il unit la volonté en l’homme et la volonté dans la nature, ou plutôt il les identifie. Il distingue la connaissance immédiate et interne que nous avons de la volonté, la connaissance immédiate et interne que nous avons des objets. Il nous fait échapper à l’illusion rationaliste, mais non point pour nous mettre au service d’une volonté aveugle et irrationnelle, mais pour nous en délivrer et nous faire vivre dans la carté. Car cet irrationaliste a la passion de la vérité avant tout ; c’est précisément la mission du philosophe que l’intelligence, productrice d’illusion chez l’homme ordinaire, devienne, en se retournant sur elle-même, capable de découvrir la vérité ; c’est là l’essence et le paradoxe de la philosophie ; car « la philosophie qui mérite ce nom est la pure servante de la vérité et, par conséquent, la suprême aspiration de l’humanité ».


Note :

1- Émile Bréhier, Revue de métaphysique et de morale (n°4, 1938). Extraits d’une Conférence prononcée à Dantzig, à la Hochtechnische Schule, le mercredi 23 février 1938 à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance d’Arthur Schopenhauer.