Lettres de Schopenhauer à Frauenstädt
Deux lettres de Schopenhauer à son ami et disciple Julius Frauenstädt, dans lesquelles il précise sa philosophie et aborde la question de la mort de Dieu.
Francfort, le 6 août 1852.
Mon cher et fidèle ami, car vous l’êtes et vous le resterez, quoique vous me rendiez parfois la vie dure, à peine ai-je fait de mon mieux pour vous tirer de vos scrupules, que vous m’en proposez d’autres. Il n’y aurait à cela aucun inconvénient, si du moins ces scrupules pouvaient se justifier en quelque manière ; mais ils ne portent que sur des questions que vous pourriez parfaitement résoudre vous-même, si vous vouliez seulement, en relisant de temps en temps mes écrits, qui ne sont pas fort nombreux, vous représenter tout l’ensemble du système. Vous pourriez alors vous rendre compte de l’accord qui existe entre les détails, et vous ne seriez pas comme le critique malavisé, qui voudrait juger d’une statue pour l’avoir regardée d’un seul côté. Mes écrits sont de telle sorte, qu’il faut toujours les relire. Mon système a de larges fondements ; il faut embrasser le tout du regard. Vous avez eu un jour l’idée de faire un registre de mes ouvrages ; c’est maintenant seulement que cette idée pourrait être mise à exécution, maintenant que le cycle est terminé. Il faudrait que le travail fût à la fois exact et complet. On le consulterait avec fruit; on verrait comme tout s’accorde [1].
Nous sommes kantiens et non cartésiens. Qu’est-ce donc que votre ou — ou [2] ? C’est justement dans l’acte de vouloir que la volonté n’est jamais libre, parce qu’elle entre alors dans le monde des phénomènes. Vous avez mis la vérité sur la tête, et vous êtes arrivé ainsi à cette conclusion, que j’aurais dû, comme Kant, m’abstenir de définir la chose en soi. Que d’embarras ! On aurait envie de se donner au diable. Je n'aurais plus qu’à jeter toute ma philosophie par la fenêtre. Mais c’est justement là ma grande découverte, que la chose en soi de Kant est ce que nous trouvons dans notre conscience comme volonté, que cette volonté est tout à fait différente et indépendante de l’intelligence, et que par conséquent elle peut exister sans l’intelligence dans tous les êtres. Mais cette volonté est chose en soi uniquement par rapport à l’apparence phénoménale ; elle est ce qui, dans tous les phénomènes, échappe à notre perception ; elle est par conséquent le noyau et le principe vital de tous les êtres : c’est justement ce qu'indiquent les mots en soi. Mais que la volonté puisse cesser de vouloir, c’est ce que démontre, dans l'homme, l’ascétisme, qui a régné en Asie et en Europe pendant des milliers d’années. Cet affranchissement, ou plutôt le résultat de cet affranchissement, est pour nous le passage dans le néant, dans le nirvâna bouddhique ; mais on sait que tout néant est relatif.
Voilà ce que nous enseigne l’expérience. Ce qui est au-delà est absolument transcendant. Ici la philosophie s'arrête, et le mysticisme entre en jeu. Ne cherchez jamais la chose en soi que dans l’apparition phénoménale et par opposition à celle-ci ; ne la cherchez pas à Wolkenkukuksheim, où vous avez l’habitude de la contempler [3]. Nous ne pouvons pas aller là : c’est ce que veut dire le mot transcendant. Ne perdez jamais de vue ce qu’est l’intelligence, un simple instrument pour satisfaire aux besoins d’une misérable existence individuelle. Kant a montré les limites de l’intelligence ; j’ai fait un pas de plus, j’ai montré la cause de ces limites. Kant a procédé par la méthode subjective ; j’ai raisonné objectivement, parce que j’avais trouvé une base solide dans la volonté. Ma philosophie n’a pas la prétention d’expliquer comment le monde a pu arriver à être ce qu’il est ; elle veut simplement nous orienter dans le monde, en montrant ce qu'il est. Quant à vous, vous voulez aller plus haut que moi, et quand alors le vertige vous prend, vous faites une mauvaise querelle à ma doctrine.
Que mon ascétisme déplaise aux gens, je le crois bien ; il contrarie leur envie de jouissance ; il s’oppose au protestantisme, qui n’est qu’un christianisme sans tête. Ah ! si l’on pouvait marchander avec la vérité ! On raccommoderait alors au caprice de chacun.
[…]
Je souhaite de tout cœur avoir de vos bonnes nouvelles.
Votre vieil ami
A. S.
Francfort, le 21 août 1852.
Il faut, mon cher ami, que je me représente tous les nombreux et grands services que vous m'avez rendus en publiant ma philosophie, pour ne pas perdre patience et rester maître de moi, en lisant votre dernière lettre. Ce qui me peine le plus, c’est d'être obligé de voir que j’ai absolument perdu mon temps et ma peine en répondant à vos dernières lettres. De tout ce que j'ai dit, de tout ce que j’ai cité, vous n’avez tenu aucun compte, et rien n'a pu vous détourner de cette véritable exaltation d'absurdité. C’est en vain, par exemple, que je vous ai écrit de ne pas chercher la chose en soi à Wolkenkukuksheim, là où trône le Dieu des Juifs, mais dans les choses de ce monde, par conséquent dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la chaise sous votre digne… Vous aimez mieux prétendre qu’il y a contradiction entre ce que je dis de la chose en soi, et l'idée de la chose en soi. Très bien ! Ce que je dis de la chose en soi est éternellement inconciliable avec l’idée que vous vous en faites, et cette idée vous nous la révélez dans la lumineuse définition suivante : « La chose en soi est l’être éternel, incréé et impérissable. » Ce serait là la chose en soit !Que diable ! Ce que c’est que cela, je vais vous le dire : c’est l’Absolu que vous connaissez bien, c’est la preuve cosmologique déguisée, sur laquelle chevauche le Dieu des Juifs. Et vous, vous marchez devant lui, comme le roi David devant l’arche sainte, dansant et chantant : ou-ou, d’un air tout glorieux.
Et c’est Lui pourtant, malgré la définition ci-dessus qui devait lui assurer une base solide, c’est Lui que Kant a gentiment mis de côté, de telle sorte qu’il ne m’a été transmis qu’à l’état de corps mort ; et quand par hasard, comme dans votre lettre, l’odeur m’en monte au nez, je me fâche. Vous avez voulu lui mettre un nouveau masque, lui donner un nouveau titre ; mais comme ce titre et ce masque sont volés dans la garde-robe de Kant, je fais opposition. Laissez-lui donc le nom que lui donnent ceux de vos camarades qui entendent la philosophie comme vous; appelez-le, par exemple, le suprasensible, la divinité, l’infini, le premier principe, ou mieux encore, avec Hegel, l’Idée [4]! Allons donc ! Nous savons bien tout ce qu’il y a derrière cela : c’est monsieur de l’Absolu ; et quand on l’empoigne et qu’on lui demande : « D’où viens-tu donc, gaillard ? » il répond : « Impertinente question ! Ne suis-je pas monsieur de l’Absolu, qui n’a de comptes à rendre à personne : cela ressort analytiquement de mon nom :
C’est monsieur de l’Absolu !
Cela veut dire : c’est le vieux Juif,
Qui a créé le ciel et la terre
Au commencement. Amen, Amen ! »
Partant de cette définition, vous continuez tranquillement d’argumenter comme suit : « De la chose en soi, nous savons (je vous prie de parler au singulier), puisque nous la considérons comme l’être primitif, placé en dehors du temps... », ou encore : « Cela ressort analytiquement de l’idée de la chose en soi. » — Oui, de votre idée à vous, que vous êtes allé chercher dans la synagogue ; et le résumé de tout cela, c’est que le bon Dieu ne peut pas commettre un suicide. Comment le pourrait-il, en effet ? Et comment le voudrait-il, après avoir crié triomphalement que tout était bien ?
Ma philosophie ne parle jamais de Wolkenkukuksheim, mais de ce bas monde : c’est-à-dire qu’elle est immanente, et non transcendante. Elle déchiffre le monde qui est sous nos yeux, comme des hiéroglyphes, dont j’ai trouvé la clef dans la volonté. Elle montre l’enchaînement de ses parties. Elle enseigne ce qu'est le phénomène et ce qu’est la chose en soi. Mais cette chose en soi n’est telle que relativement, c’est-à-dire dans son rapport avec le phénomène ; et le phénomène n’est tel que dans son rapport avec la chose en soit. En outre, elle considère le monde comme un phénomène cérébral. Mais ce qu’est la chose en soi en dehors de cette relation, je ne l’ai jamais dit, parce que je ne le sais pas.
Pour finir, je vous souhaite bon voyage pour Wolkenkukuksheim. Saluez le vieux Juif de ma part et de celle de Kant ; il nous connaît. Si vous voulez produire vos doutes devant le public, pour montrer que vous avez vanté ma philosophie sans la comprendre, je ne puis ni vous en empêcher, ni vous le conseiller. Mais que vos scrupules ne viennent plus jusqu’à moi ! Je suis las de me fâcher contre vos malentendus et vos méprises, las de nettoyer les écuries d’Augias. J’ai un meilleur emploi de mon temps. Je vous renvoie donc vos commentaires sans les lire, et vous prie sérieusement de m’épargner à l’avenir toute question de ce genre ; car, après avoir présenté ma philosophie au monde avec un grand art et une clarté sans exemple, je n’ai vraiment pas envie de l’exposer encore une fois par fragments sous forme de lettres. Il est facile de trouver des minuties à reprendre dans n’importe quelle partie d’un système, pourvu qu’on oublie toutes les autres parties.
Je vous remercie pour les distinctions honorifiques que vous me souhaitez, que vous voudriez même me procurer. Tranquillisez-vous : l’ordre du mérite et le mérite se rencontrent rarement. Cet ordre a été conçu dans une pensée vraiment noble ; il était destiné aux fils de Mars et aux enfants des Muses ; mais il est devenu infidèle à sa mission. De « pas plus de trente » on a fait « pas moins de trente ». Il en résulte qu’une foule de gens de très peu de mérite portent la même croix que le prince qui a dompté la rébellion badoise. Les nominations sont entre les mains du chapitre, lequel est formé de professeurs, qui ne pensent qu’à décorer tout membre émérite de leur confrérie : tel, par exemple, Creuzer pour ses fantaisies mythologiques, et d’autres encore [5]. On devrait distribuer les croix avec autant de parcimonie aux Allemands qu’aux étrangers, et seulement à de vraies éminences intellectuelles.
Où est, hélas ! la vanité que je n’aie blessée ? On ne peut servir à la fois la vérité et le monde. S’il pleuvait des décorations, aucune ne tomberait sur ma poitrine.
J’ai fait aussi aujourd’hui une piqûre à votre amour-propre : je n’ai pu faire autrement. Recevez cette mauvaise médecine de la main de votre ami
A. S.
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NOTES :
1 - Fraueustädt a mis son idée à exécution, après la mort de Schopenhauer, dans son Schopenhauer-Lexicon (2 vol., Leipzig, 1871).
2 - Frauenstädt avait écrit à Schopenhauer : « Ou-ou : ou la volonté est la chose en soi, et alors elle n’est pas libre de vouloir ou de ne pas vouloir ; ou elle peut vouloir ou ne pas vouloir, et alors elle n’est plus la chose en soi. Pour échapper à cette difficulté, vous auriez mieux fait, à l'exemple de Kant, de laisser la chose en soi à l'état d’indétermination, un X »
3 - Wolkenkukuksheim, c’est la cité bâtie dans les nuages, la Néphélococcygie des Oiseaux d’Aristophane ; c’est là que trône le « Dieu des Juifs », en compagnie de « l’Idée » de Hegel.
4 - Die Idee. Schopeahauer dit, avec un élargissement emphatique des voyelles, et en imitant la prononciation souabe de Hegel : die Uedœh.
5 - Frédéric Creuzer fut d'abord professeur à Marbourg, son lieu de naissance, et ensuite à Heidelberg. On a dit avec raison que le défaut de sa Symbolique (4 vol., Leipzig, 1810-1812) est marqué dans le titre même de l’ouvrage. Il voit des allusions profondes et presque des intentions calculées dans les créations naïves de l'imagination populaire. Sa tendance au mysticisme devait déplaire particulièrement à Schopenhauer.