La philosophie de la rédemption de Philipp Mainländer
Lucien Arréat , Revue philosophique de la France et de l'étranger (1881)La philosophie scientifique a écarté les religions du chemin de l’homme moderne. Toutefois le sentiment religieux, cette forme historique de l’esprit humain, continue à se développer, et il se produit de nos jours une sorte d’effervescence pour la libération de l’individu et le salut de l’humanité, qui fait songer aux temps lointains de la prédication de Christ ou de Bouddha. Les hommes qui conduisent le mouvement peuvent se répartir en deux groupes assez tranchés, celui des religieux purs et celui des philosophes. Ceux-ci ont l’ambition de rester avec la science dans le domaine actuel, dans l’en-deçà, ou du moins de chercher dans les phénomènes positifs une explication qui permette de dépasser les phénomènes. Ceux-là demeurent dans le domaine surnaturel où les hautes religions se sont depuis longtemps établies, et ils prétendent en rapporter toutes les vérités applicables à la vie. De là une détermination différente, par les uns et par les autres, de l’objet du désir religieux, dont ils poursuivent également la satisfaction. Mais les philosophes ont plus de hardiesse que les théologiens ; ils font alliance avec la métaphysique qui a dissous les anciens dogmes ; leur esprit historique les porte encore à élargir les traditions de notre Occident, et Schopenhauer a remonté vers la religion mystérieuse des Hindous, au-delà du moment du christianisme où s’arrêtent les vieux catholiques et les gallicans.
Dans le groupe des philosophes on compte des optimistes et des pessimistes. Ces derniers ont fait le plus de bruit, et l’apparition de toute une école qui proclame le mal de l’existence et la supériorité du non-être à l'être est à coup sûr un phénomène de psychologie historique très intéressant. Les livres et les articles qui en ont traité n'ont pas épuisé la curiosité du public à le mieux connaître. Le pessimisme même n’avait pas fourni toute sa carrière avec Schopenhauer, avec M. Bahnsen, avec M. de Hartmann ; un important ouvrage vient aujourd’hui en grossir le dossier et donner à la doctrine un développement inattendu et un tour nouveau.
Cet ouvrage porte la signature de Philipp Mainländer. Batz était le nom véritable de l’auteur. Je n’ai pas à dire les motifs qui le lui ont fait abandonner, et parmi ces motifs je relèverai seulement son vif désir de dérober sa personnalité et de s’effacer derrière son œuvre. Nous conserverons donc au philosophe le nom qu’il a préféré et que du reste il avait acquis le droit de porter civilement ; j’allais dire « au malheureux philosophe », parce qu’il s’est donné la mort, à l’âge de trente-cinq ans ; et cependant cette expression ne m’est pas permise, parce qu’il a quitté librement le monde, dans la pleine paix de l’esprit et du cœur, et qu’il a voulu fortifier sa doctrine par l’exemple de ce renoncement à la vie. Nous avons devant nous, je le crois, une droite et noble figure, un homme docile à tout devoir imposé comme à celui qu'il se dictait à lui-même, doux et sévère, prompt à la sympathie. Sa générosité d’âme échauffe bien des pages de son œuvre, qui se distingue déjà par cela de l’œuvre froide et dure de M. de Hartmann, et l’on serait mal préparé à la lire si l’on n’avait d’abord sous les yeux le portrait de l’écrivain.
Philipp Mainländer naquit le 3 octobre 1841, à Offenbach sur le Main [1]. Offenbach, modeste bourgade de la banlieue de Francfort dans le temps où Goethe y visitait Lili, est aujourd’hui une ville fort active de 30 000 habitants, et M. Batz le père y dirigeait un établissement industriel. Notre Philipp montra de si heureuses dispositions dès ses premières études, faites à l’institut du prof. Becker, à Francfort, que ses parents se décidèrent à l’envoyer à Dresde, où l’académie de commerce dirigée par Odermann était peut-être alors la première institution de ce genre en Allemagne, et où le gymnase de la Kreuzschule jouissait aussi d’une grande réputation. Il y avait comme professeur à ce gymnase M. Helbig, père de l’éminent archéologue à qui l’on doit de si beaux travaux sur l’ancien art de la Campanie et des plaines lombardes, et Philipp Mainländer eut la bonne fortune de vivre dans la famille de M. Helbig en qualité de pensionnaire. Il trouvait encore à Dresde des maisons amies, entre autres celle du poète Gutzkow, où se réunissait une excellente société. Un critique des plus distingués de l’Allemagne, H. Hettner, dont il suivait les cours, s'intéressa particulièrement à lui ; il fréquentait volontiers le théâtre, et son éducation esthétique s’achevait de cette façon, en même temps qu’il poussait ses études classiques avec M. Helbig et qu’il s’instruisait à la Handelsacademie dans les langues modernes et dans les sciences pratiques de la vie.
A l’âge de dix-sept ans, il partit pour Naples, sur la recommandation du directeur Odermann, pour s’y occuper d’affaires d’expertise, et il passa sept années en cette ville. Il avait renoncé, sur l’instante prière de sa mère, à entrer dans la marine autrichienne, et accepté de s’essayer au négoce. La lecture des écrits de Schopenhauer, qu’il découvrit à Naples dans la boutique de Detken, enflamma du premier coup sa jeune imagination et décida de sa destinée. Il était excessivement impressionnable ; il raconte quelque part que, se trouvant un jour à Sorrente, la mer bleue exerça sur lui une telle fascination qu’il s’y abandonnait sans volonté et eût péri dans les flots, si la venue fortuite d’un ami n’eût heureusement rompu le charme. Il était poète aussi ; il a laissé une trilogie dramatique sous le titre de Les derniers Hohenstaufen (Enzo, Manfred, Conradin), dont il traça l’esquisse sous le ciel napolitain même ; le drame était achevé dès 1866, il le publia seulement dix ans plus tard. Ses années d’Italie, qui furent ses « années d’apprentissage », se terminèrent par un séjour à Rome dans la compagnie de son jeune ami Helbig le fils. Revenu à Offenbach, il y aida pendant deux années à diriger la fabrique de son père, jusqu’à la mort de sa mère, survenue en 1865.
Libre des affaires, notre philosophe ébauche sa « Philosophie de la rédemption ». Il n’avait fréquenté aucune université, il avait été son propre maître. Les questions sociales le préoccupent ; il veut s'y préparer pratiquement et part, en 1869, pour Berlin, où il remplit jusqu’en 1872 un emploi dans la maison de banque du baron de Magnus, qu’il avait connu en Italie. De 1872 à l’automne de 1874, il vit à Offenbach et il y achève le premier volume de sa Philosophie. Sous l’empire de ses convictions nouvelles, il regrette d’avoir bénéficié de l’exemption légale du service militaire, et il s’engage comme simple soldat (il avait alors trente-trois ans) dans le corps des cuirassiers, ne s’y laissant dispenser d’aucune besogne pénible. En novembre 1875, il rentre chez lui, et, dans les cinq mois qui nous mènent au jour de sa mort (31 mars 1876), il écrit les douze Essais qui font suite à sa Philosophie, une autobiographie et un autre morceau destiné à sa sœur seule. Il laisse en mourant à cette sœur, femme distinguée qui garde le culte de sa mémoire (ils étaient les plus jeunes de cinq enfants), la lourde tâche d’amender et de publier ces Essais, sous la condition d’ajourner jusqu’en l’an 1900 la publication de son autobiographie, dans le cas où elle ne pourrait la faire de sa main [2].
Quelques faits d’hérédité éclaireront peut-être l’homme et son œuvre d’une plus vive lumière. Le père de Mainländer était luthérien ; sa mère était calviniste, sévèrement pratiquante, et fille elle-même d’une mère dont la dévotion avait versé dans le mysticisme. Cette aïeule maternelle de notre philosophe, ayant perdu son plus jeune enfant par imprévoyance, en était venue à se juger coupable, à s’accuser maladivement, et elle ne put recouvrer le repos que dans les austérités religieuses et dans les pratiques de la plus ardente charité ; elle mourut d’une fièvre nerveuse à l’âge de trente-trois ans. On retrouvera la religiosité de la mère et de la grand-mère, sous une autre forme, dans l’athéisme scientifique du fils. D’autre part, le frère aîné de Philipp, qui vécut quelque temps à Calcutta avec un fils du chimiste Liebig, s’était pris d’un tel enthousiasme à l’étude des livres de Bouddha, qu’il avait voulu embrasser la règle du sage de l’Inde, et les empêchements qu’il y eut le jetèrent en des luttes intérieures où il épuisa sa vie ; il mourut précocement en Italie, à son retour de Calcutta, à l’âge de vingt-quatre ans. L’aventure de ce frère fit à notre philosophe une sorte de préparation au bouddhisme, et, nous le verrons, il n’achève pas moins Bouddha que Schopenhauer.
Schopenhauer (je parle maintenant la langue de l’école) avait trouvé le vouloir-vivre individuel dans la conscience ; mais il l’avait étendu à l’unité du monde (all-einheit), il avait hésité entre cette unité incompréhensible et l'individualité réelle qu’elle ne comporte point, et il avait ouvert ainsi deux voies assez différentes. M. de Hartmann, prenant l’une, s’est jeté à corps perdu dans le transcendant ; Mainländer a choisi l’autre, il s’est déclaré le philosophe de l’immanent et il a voulu secouer la poussière des romantiques restée à la chaussure du maître. D'ailleurs, à l’exemple du philosophe de l’Inconscient, à qui le Dr Frauenstädt, l'héritier de Schopenhauer, le jugeait, paraît-il, très supérieur, il a eu l’ambition de nous donner un « système total », capable de gouverner ensemble l’intelligence et la volonté de l’homme, et l’étude rapide que j’en vais essayer m’engagera néanmoins à exposer successivement : 1° les hypothèses qui soutiennent le système de l’auteur; 2° les conséquences de ces hypothèses dans les divers domaines scientifiques ; 3° les relations de la nouvelle philosophie immanente avec les doctrines de Schopenhauer et de M. de Hartmann, et enfin 4° ses relations avec le dogme chrétien. Je terminerai par quelques brèves considérations générales. Mainländer a été une nature délicate et sincère, une individualité vraiment remarquable ; j'ai besoin de le répéter en ce moment et d’avertir le lecteur du ton de réserve que m’imposent la tombe à peine fermée de l’écrivain et la grande douleur qui lui survit [3].
Mainländer s’est proposé de construire ce que je viens d’appeler un « système total ». Il n’y en a pas de tel sans une hypothèse générale qui serve de point de départ, et il convient de dégager tout de suite celle qui dirige l’esprit de notre auteur. Il semble d’abord justifier sa prétention à ne pas sortir des conditions immanentes ou relatives du monde, quand il écarte justement, par cette hypothèse, l’éternel problème des qualités de l’absolu, où s’échouent ensemble spiritualistes, matérialistes et panthéistes. Il débute, en effet, par séparer d’un trait précis le domaine transcendant du domaine immanent ; le transcendant signifiant ici l’« unité » préexistante au monde, et l’immanent signifiant la « pluralité » de l’existence actuelle. Le dieu un et mystérieux est mort en s’éparpillant dans le multiple, et sa mort a été la vie du monde. Tous les philosophes se sont égarés à vouloir expliquer l’unité : absolu moi pour Fichte, absolu sujet-objet pour Schelling, idée pour Hegel, volonté pour Schopenhauer ; elle échappe à notre atteinte, elle a cessé d’être, et si l’on veut pénétrer dans le transcendant, on y réussira seulement par une étude attentive du lien génétique des choses, en faisant, pour ainsi dire, glisser sous ses doigts ce fil ténu de l’existence qui relie au passé sans fond le présent mobile et variable. Et d’ailleurs la question — quelle est la cause, la raison de n’importe quelle chose en soi dans le monde ? — ne peut jamais être posée. La causalité générale ne nous introduit pas dans le passé de la chose en soi.
Je néglige à présent ce dernier point de vue, et il n’est pas temps encore d’indiquer la position métaphysique toute particulière de l’auteur. Je me borne à bien marquer ici cette distinction de la chose en soi avant le monde et de la chose en soi dans le monde, sur laquelle il s’appuie pour édifier une philosophie qui sera immanente, puisque le monde (Welt) lui fournira sa matière et ses limites, et qui sera à la fois idéaliste, parce que les choses y seront considérées comme si, indépendamment de l’œil qui les voit et de la main qui les touche, elles étaient telles que l’œil les voit ou que les touche la main.
Mainländer accepte donc très franchement, en vertu même de sa première hypothèse, la réalité objective du monde. Mais il nous faut voir quelle figure il lui donne, et ce que sont pour lui nos notions de la substance, du temps, de l’espace, etc. ; bref, il nous faut exposer sa théorie de la connaissance. Son livre s’ouvre nécessairement (et c’est là un caractère qui peut servir à le classer) par une telle théorie et par la critique des catégories kantiennes. Il cherche à fortifier son hypothèse initiale par une analyse exacte des facultés du sujet ; cette hypothèse gouverne cependant sa théorie de la connaissance, et elle le fait par l’entremise de cette autre, qui lui est connexe, que l’objet opposé au sujet, que la chose en soi est pure force. Cette hypothèse seconde, l’auteur la présentera plus tard comme une conséquence de son « analytique », et revêtue d’une expression nouvelle ; mais il est assez évident qu’elle a présidé à son analyse de la cognition.
Songez, en effet, à ce qu’il adviendrait, si l’on attribuait la matière à la chose en soi transcendante, mise hors de notre portée, comme fait Locke. Du coup on aurait subtilisé la matière. Si le transcendant, au contraire, est pure force, cette force partout distribuée et agissante est notre objet, elle est cette chose du dehors qui excite le sujet connaissant, et le sujet reçoit cette excitation et réagit sous les formes de la matière, du temps, de l’espace, etc. La matière, l’espace, le temps prennent donc naissance dans notre tête, comme le voulait Kant ; et Mainländer invoque d’ailleurs, avec Schopenhauer, la loi de causalité pour faire cette réponse du sujet à l’objet, qui est le thème de la psychologie.
Locke, après avoir reconnu que les propriétés sous lesquelles nous entendons la matière sont « secondaires » en nous, avait bien compris que ces impressions secondaires nous viennent du dehors ; mais il laissait subsister, avec la force, une matière objective. Mainländer maintient la distinction établie par Locke de l’idéal et du réel ; seulement, pour lui, c’est la force qui est réelle, la matière qui est idéale, et sa théorie est celle-ci : que les « déterminations réelles » correspondantes à nos fonctions ou formes à priori sont de simples mouvements, mouvements considérés comme action, sphère d’action, force pure, lien dynamique du monde, etc., tandis que les réalités vulgairement dites matière, substance, temps, espace mathématique, etc., rentrent dans l’ordre des créations du sujet. Le monde, en un mot, est une somme de pures forces qui deviennent objet pour le sujet. Les catégories de Kant tombent en poussière. Ni le temps, ni l'espace mathématique ne sont des formes à priori de notre entendement ; ils sont des liaisons idéales à posteriori de notre raison. La loi de causalité, dans notre entendement, répond à l’action ; le point-espace répond à la sphère d’action, la matière à la force pure, l’activité synthétique à l’unité de chaque chose en soi, le présent au point du mouvement. Et ce sont là nos à priori. Puis viennent nos liaisons idéales, — temps, causalité générale, association, substance, espace mathématique, avec leurs termes extérieurs correspondants, — succession réelle, action d’une chose sur une autre, lien dynamique du monde, unité collective du monde, rien absolu.
J’aurais voulu épargner au lecteur tout ce détail. Mon rôle d’historien ne me le permet pas, et il nous faut même considérer d’un peu plus près quelques-unes de ces correspondances.
La loi de causalité est en nous, antérieure à toute expérience ; non moins certainement, quelque chose existe hors de nous, qui provoque et met en fonction notre entendement. Ni le sujet connaissant ne produit lui-même le monde, comme le voulaient Berkeley et quelquefois Kant et Schopenhauer ; ni le sujet ne perçoit le monde comme il est vraiment, et la position du réalisme naïf n’est pas tenable ; mais le monde est un produit, en partie du sujet, en partie d’un phénomène indépendant du sujet. Hors du sujet, il n’y a que la force, le mouvement. A notre fonction générale de causalité correspond d’abord une détermination réelle, l’action. Cette action s’exerce, d’autre part, dans une certaine sphère, et cette sphère est aussi une détermination réelle, à laquelle correspond, de notre côté, non pas encore l’espace mathématique, mais le point-espace, soit la faculté de limiter dans les trois directions les choses qui affectent les organes de nos sens (la réceptivité des sens étant une condition toujours sous-entendue). C’est ce point-espace qui est à priori; quant à l’espace infini de Kant, il est le produit de notre raison, il est une liaison idéale à posteriori, et la détermination réelle qui y correspondrait cette fois serait le rien absolu. D’une manière générale, la fonction de notre entendement (Verstand) est de remonter de l’excitation à la cause ; celle de notre raison (Vernunft) est de redescendre de la cause à l'effet.
La matière, le point-matière, revient aussi à la faculté d'objectiver chaque qualité, chaque action spéciale de la chose en soi, et l’objet n'est rien autre que cette chose entrée dans les formes du sujet. En regard de la matière est la force pure ; la matière, c’est la force objectivée. Pour la substance, elle est le produit, comme l’espace d’une liaison idéale, et la détermination réelle qui y correspond est l’unité collective du monde. De même le temps, en tant que forme à priori, n'est que le point du présent, et le temps kantien est une liaison idéale à laquelle correspondra la succession réelle. « Le temps est la mesure subjective du mouvement. C’est le point du présent qui coule, non le temps. »
Cependant la vue du dehors serait impuissante à nous révéler que la chose en soi est une force, si nous étions un simple sujet connaissant ; mais nous sommes aussi une « conscience ». Nous nous sentons individualité réelle, individualité toujours en mouvement. Dans le système où nous sommes, il convient de le rappeler, le réel mouvement est affranchi du temps, sa mesure subjective, et ce n'est pas non plus notre espace qui prête aux choses l’étendue. La seule perception de l’étendue dépend de la forme subjective ; la réalité de l'objet, menacée par l'idéalisme empirique de Kant, est sauvée, du moment où la chose en soi n’emprunte plus l’étendue et le mouvement à nos intuitions de l’espace et du temps, et Mainländer s’est gardé de rejeter avec M. de Hartmann ces intuitions, à demi dégagées par Kant de leur écorce, dans « la bouillie de l’identité absolue ». Si maintenant on écarte le sujet, les forces restent ; elles ont perdu seulement leur matérialité. La succession est donc réelle et sentie, au dedans, par l’individu, comme mouvement réel. Par le sentiment, nous sommes en plein dans la chose en soi, dans le noyau de notre être, et ce noyau, c’est la force, c’est le « vouloir-vivre ». Ce vouloir est libre de la matière, puisque nous le saisissons directement par la vue de la conscience, et il est l’absolue réalité, puisque la matière désormais est l’unique attribut qui fait de l’objet un simple phénomène, une apparition qui s'évanouit avec le sujet qui la perçoit.
En définitive, nous tenons en main le « vouloir-vivre individuel ». Ce principe, qui est notre seconde hypothèse autrement formulée, nous ouvrira la physique, l’esthétique, l’éthique, la politique, la métaphysique. Ne nous y trompons pas pourtant. Cette volonté de la vie, entre les mains du philosophe pessimiste, va devenir la volonté de la mort, et ce changement de sens se fera sur le pivot d’une hypothèse troisième et également fondamentale de son système, — l’affaiblissement continu de la force dans le monde.
Il a l’ambition de nous donner cette nouvelle hypothèse pour une conséquence de sa physique et de sa métaphysique. Tenons-la dès à présent pour posée et voyons l’usage qu’il fait de ses trois principes dans l’interprétation des diverses sciences particulières. Il est toujours curieux d’examiner jusqu’à quel point un tel système d’ensemble réussit à se mouler sur la réalité, à rester dans l’ordre de certaines vérités de sens commun.
Dès que la volonté est partout, partout est la vie, et avec la vie le mouvement. Le vouloir-vivre est l’essence du mouvement, et il doit être défini une impulsion originelle aveugle et puissante qui devient par la division de son mouvement, sentante, connaissante, consciente. Les questions d’origine se simplifient aussitôt et la notion des êtres se précise.
Considérés indépendamment du sujet qui perçoit, les êtres sont, en vertu de l’analyse précédente, des idées pures. D'autre part notre hypothèse seconde place le centre de gravité de chaque idée dans l’individu réel, non dans l’espèce ; il n’y a que des individualités dans l’immanent, et l’espèce est un simple concept. On verra bientôt l’importance de cette considération. Il nous faut donc reconnaître, dans les objets de la nature, des êtres distincts, qui seront l’idée chimique, l’idée de la plante, l’idée de l’animal, l’idée de l’homme. Nul abîme ne sépare les deux règnes ; entre la pierre et la plante, il n'y a que la différence des organes exigés pour le mouvement. La volonté de la plante réside dans la sève ; celle de l’homme réside dans le sang : « notre sang, c’est notre démon ». Quant aux corps solides, liquides ou gazeux, ils manifestent également un effort, ou, si l’on veut, une inclination, un désir, et la seule intensité de l’effort produit entre eux les différences.
Les gaz s’anéantiraient, si rien ne limitait leur expansion ; les liquides, s’ils ne supportaient aucune pression ; les solides, s’ils étaient maîtres d’obéir à la pesanteur. Le monde ne peut se maintenir qu’autant que l’effort de chaque idée chimique ne trouve pas sa complète satisfaction, et il nous apparaît une collection d’innombrables idées individuelles qui agissent les unes sur les autres. Partant de cette conception du lien dynamique du monde, la philosophie immanente accepte d’emblée la théorie de Franklin, suivant laquelle les gaz occuperaient le centre de la terre, les liquides reposeraient sur les gaz et les solides seraient portés sur un océan fluide. Pour la théorie de la gravitation, elle en renverse les termes. Et d’abord l’obscure force d’inertie devient explicable par ce déchirement de l’unité primitive, qui a donné la première impulsion, la fameuse chiquenaude. Puis, à la place de la force d’attraction et de la force tangentielle, mettons les inclinations, les désirs des diverses idées chimiques, et nous aurons alors, d’un côté la somme des désirs des corps individuels à avancer vers le centre du soleil, de l’autre la force expansive des gaz du soleil, qui s’oppose à ces désirs manifestés par la pesanteur. Les effets demeurent les mêmes, les actions ont changé de sens. « Tandis que, dans la théorie de Newton, la terre, en vertu de sa force tangentielle, fuit le soleil, et que le soleil, en vertu de la force d’attraction, attire à soi la terre, la terre à présent se précipite vers le soleil, et le soleil la repousse [4] »
En somme, le déchirement, la dispersion de l’unité primitive nous apprend tout ce qu’il est possible de savoir sur l’origine du monde, celle de l’homme serait à chercher dans une direction nouvelle de la volonté. Mais la division amène l’affaiblissement, et, dans le règne organique où elle est poussée à l’extrême, le combat pour l’existence et la diminution de la force sont aussi les plus accusés. Si le monde est indestructible la quantité de force qu’il contient ne s’affaiblit pas moins d’une manière continue.
Poursuivons. La psychologie propre est réduite par Mainländer à une étude des « états du vouloir ». L’état fondamental, c’est le sentiment de la vie, et les autres sont de simples modifications de celui-là. L’état esthétique est aussi un état particulier de notre vouloir, qui mérite la plus grande attention. La philosophie immanente y voit une relation où l’homme se trouve « désintéressé » devant l’objet, quoique l’objet demeure pour lui intéressant ; elle y distingue la contemplation esthétique, état de repos dont les têtes d’ange aux pieds de la madone de Saint-Sixte nous offrent un admirable modèle, et la sympathie esthétique, état où notre volonté s’associe à celle de l’objet, comme quand on écoute, par exemple, le chant d’un oiseau. D’après cela, toute chose peut être vue esthétiquement, si toute chose n’est point belle. Qu’est-ce que le beau ? Mainländer réserve l’attribut de la beauté aux créations de la fantaisie humaine ; quelque chose existe pourtant en dehors, qui oblige le sujet à l’objectiver comme beau, et cette essence du beau est le « mouvement harmonique » des choses, mouvement qui apparaît, en entrant dans les formes du sujet, symétrie dans l’ordre de l’espace mathématique, grâce des mouvements dans l’ordre de la causalité, couleur et son dans l’ordre de la matière, rythme dans l’ordre du temps. Il y a donc un sens commun du beau. « Le pur sens du beau ne se trompe jamais. Il préfère le cercle au triangle, la mer méditerranée à la mer du nord, un bel homme à une belle femme, et il ne peut juger autrement, car il juge d'après des lois fixes et invariables. » Le laid, dans cette théorie, est ce qui ne répond pas aux lois du beau subjectif ; mais le laid peut encore être considéré esthétiquement. Le réalisme va de pair avec l’idéalisme : celui-ci envisage de préférence les beaux objets, celui-là les marques individuelles saillantes. La seule condition à imposer au réaliste est d’idéaliser les caractères auxquels il s’attache, de les tremper « dans le flot purifiant du beau subjectif ».
J’aurais aimé à suivre notre philosophe dans son analyse du comique, où il fait preuve de beaucoup de finesse. J’ai dû m’en tenir à ce qui intéresse principalement le pessimisme, et l’on sait combien l’état esthétique lui importe. L’art nous procure le bénéfice de cet heureux état ; il ne saurait pourtant nous faire goûter le plein repos dont nous y prenons un avant-goût. Il faut pour cela nous adresser à l’éthique.
Son hypothèse initiale fournit déjà à la philosophie immanente la solution du problème de la liberté morale. La liberté a été avant le monde, et la nécessité règne dans le monde. Le monde est bien un acte libre, mais tout y arrive avec nécessité, et le transcendant est ici la figure de toutes les causes déterminantes antérieures. Cela n’empêche pas que l’homme ait le pouvoir de se faire des idées, qui deviennent ses motifs, et d’imaginer un bien général sous l’impulsion de son désir du bonheur, c’est-à-dire de reconnaître un bien à venir plus grand auquel il sacrifie un bien actuel inférieur. Car l’homme reste toujours égoïste. La conception d’un bien général est née au cours de l’expérience sociale ; les termes de justice et d’injustice n’ont de sens que dans l'état social et le seul besoin d’une garantie réciproque a donné naissance aux lois de l’État. Mainländer est un hédoniste et il se déclare franchement contre la doctrine de l’acte désintéressé de Kant et de Schopenhauer.
Jusqu’ici c’est une morale toute positive. Nous arrivons à ce tournant du chemin où le philosophe, cessant de décrire le phénomène pour ce qu’il est, se laisse aller à le juger en moraliste sentimental, et où il se prend à justifier ou à condamner la vie, selon ce qu’il y trouvera de peine ou de plaisir, à la façon de ces économistes qui se plaçaient au point de vue des misères ou des jouissances sociales pour bénir les lois économiques ou pour les maudire, pour les déclarer contradictions ou harmonies. Ce n’est donc plus, j’en ai peur, le philosophe désintéressé, c’est le moraliste intéressé et sympathique qui va produire et teindre de sa couleur l’idéal moral et assigner un but aux espérances humaines, un terme à l’évolution prodigieuse des événements cosmiques.
Le monde marche, en effet, vers un certain état idéal, et il y marche nécessairement (c’est là le destin, c’est le Schicksal). Mais est-il possible de concevoir cet état à la manière des optimistes ? Cela est-il possible, quand le désir qui nous agite est privation, la loi sociale qui nous garde, contrainte gênante, quand l’hypothèse même du progrès indéfini implique le mal de l’existence à chaque moment ? Imaginez le meilleur état possible sur cette terre ; l’ennui y pèserait sur nos arrière-neveux, pire encore que notre labeur. On connaît de reste ces arguments ordinaires du pessimisme et cette suite d’équations par lesquelles la volonté devient l’effort, l’effort le besoin, et le besoin la douleur. Cependant Mainländer n’estime pas, comme Schopenhauer, que le plaisir soit purement négatif, et il établit la balance des biens et des maux entre le mal positif et la jouissance également positive. D’ailleurs la somme de la douleur l’emporte toujours sur celle de la jouissance.
L’optimisme écarté, reste le fait d’un développement réel de l’espèce humaine, auquel l’individu est tenu de s’associer. La religion l’y obligeait et elle suscitait la bonne volonté, qui fait la moralité de l’acte. L’office de la religion échoit maintenant à la science. Celle-ci n’a plus besoin de menacer ses croyants d’un enfer après la vie ; elle leur fait voir l’enfer de la vie présente, continuée dans leur postérité ; elle leur enseigne à vouloir la mort définitive, à la vouloir avec enthousiasme, et le sentiment de l’homme pénétré de sa misère trouve ici un point de soutien dans le grand principe, posé plus haut, de l’affaiblissement continu de la force dans le monde. Ce principe signifie la loi de la souffrance pour l’humanité, et il nous explique comment la volonté de la vie est au fond la volonté de la mort. La volonté veut la vie, parce que la vie affaiblit la force, et en voulant la vie elle hâte la mort, parce qu'elle use ainsi l’empêchement qui retarde le grand procès de l’être vers le non-être. Ce principe de la nouvelle philosophie immanente pourrait donc servir de communication, sinon de lien logique, entre les théories spéculatives du pessimisme et la doctrine morale que M. Caro [5] jugeait très bien n’y être qu’annexée, juxtaposée.
On devine ce que sera une politique déduite des prémisses de cette éthique. Mainländer reconnaît, dans les trois ordres économique, politique, intellectuel, une progression. Elle se fait, cette progression, à travers la souffrance, et la société marche vers une telle organisation générale du travail, qu’il n’y ait plus de déshérités, que tous les hommes, ayant à portée de leur main les biens convoités, en découvrent la faible valeur, et qu’ils s’élèvent au point de vouloir la mort, l’entier repos du néant.
Mainländer n’est pas ce quiétiste dédaigneux qu’était Schopenhauer ; il est une nature généreuse, un ardent socialiste, et comme il a montré le but, il a voulu les moyens. Le lecteur connaît à présent l’économie de son système. Il nous faut, pour l’entendre tout à fait, le confronter de plus près avec les doctrines spéciales de Schopenhauer et de M. de Hartmann, et nous avons ici pour nous guider la critique compendieuse de ces deux philosophes écrite par l’auteur lui-même. Ce qui nous importe le plus, à nous, c’est de comparer l’une avec l’autre leurs hypothèses respectives et d’en signaler les conséquences assez différentes, en tant surtout qu’elles affectent les voies et moyens de la délivrance à laquelle tous trois ils nous convient.
Mainländer n’a pas tout imaginé. La rupture (Zerfall) de l’unité primitive est une conception empruntée à Schelling, et la conséquence de cette rupture reste la même sous l'expression du passage de l’unité transcendante à la pluralité immanente de notre auteur et sous l’expression de l’entrée du potentiel dans l’actuel de son rival M. de Hartmann. Mais Mainländer s’abstient de qualifier d’aucune manière le contenu du transcendant, et il se distingue peut-être par cela, je veux dire par sa position métaphysique, le plus nettement des philosophes ses devanciers.
Hegel avait posé le « logique » (panlogisme), et il en tirait l’illogique comme il pouvait. Schopenhauer posa la « volonté » aveugle, inintelligente (panthélisme), et il s’efforça d’en tirer l’intellect conscient. M. de Hartmann, à leur encontre, fait coexister l’idée avec la volonté ; ne faut-il pas, dit-il, pour que la volonté se détermine à l’acte (pour que le Wille devienne le woollende Wille), qu’elle ait l’idée, la représentation de quelque chose ? Bref, Hegel conçoit l'absolu comme logique, Schopenhauer le conçoit comme volontaire et illogique, M. de Hartmann à la fois comme raisonnable et irraisonnable. Ainsi l’inconscient est pour ces derniers la figure de l’inconnu mystérieux. Philosophe de l’immanent, Mainländer remet cet inconscient en sa vraie place, en nous-mêmes, dans notre sang. Schopenhauer a eu le mérite immense, selon lui, d’enseigner que l’homme est l’union d’un vouloir primaire inconscient et d’un intellect secondaire conscient ; pourtant il a commis la faute d’opposer l’intellect au vouloir. Comment accepter cette opposition, puisque l’intellect est fonction du vouloir ? La volonté n’est plus un principe psychique ; mais la volonté de connaître, s’objectivant, est le cerveau, comme la volonté d’aller est le pied, la volonté de digérer, l’estomac. « Le sang ! le sang ! c’est là le plus grand secret de la nature et le vrai inconscient. » Le sang meut le cerveau, et la conscience y apparaît. Elle n’est point cette « stupéfaction du vouloir devant la représentation qu’il sent et qu’il n’a pas voulue » que nous dit M. de Hartmann, et la « représentation inconsciente » de ce philosophe est un contre-sens. Si l’esprit fonctionne inconsciemment, nos représentations, nos idées, nos sentiments sont pourtant toujours conscients, et il est vrai seulement que plusieurs représentations ne peuvent passer à la fois au foyer lumineux de la conscience.
La poussée sanguine (le Trieb), le mouvement de notre cerveau, voilà donc l’inconscient, et nous ne savons rien du transcendant, puisque son action, désormais passée en nous, échappe à notre conscience. D’un côté, il est contradictoire d’admettre une volonté en puissance, un esprit en puissance, c’est-à-dire inactifs, puisque le mouvement est l’attribut nécessaire de la volonté et de l’esprit. D’un autre côté, la volonté et l’esprit sont des principes immanents que nous ne sommes point autorisés à transporter à l’être d’avant le monde pour les besoins de nos déductions. Nous pouvons dire seulement que nous comprenons le monde comme si il avait été le résultat d’un acte de volonté, et la question métaphysique est réduite alors à demander, avec l’ignorant et le savant, pourquoi Dieu a créé le monde, pourquoi il n’est pas demeuré ce qu’il était au-delà des temps, pourquoi enfin, voulant le non-être, il ne s’est pas anéanti d’un seul coup. Mais, pour être libre de toute contrainte extérieure, Dieu n’était pas libre de toute détermination personnelle. Il reconnut qu’il lui fallait passer, pour arriver au non-être, à travers le monde de l’immanence, et nous devons interpréter ce monde comme l’accomplissement de la résolution du Dieu primitif à ne pas être. On peut contester cet empêchement de Dieu à s'anéantir d'abord ; il faut pourtant bien imaginer quelque empêchement, puisque le spectacle du monde prouve avec surabondance l’évolution de l’être vers le non-être. Quant à ces questions ultimes, pourquoi Dieu n’a pas voulu plus tôt le non-être et pourquoi il l’a préféré à son état primitif, elles n’ont pour nous aucune valeur ; le « plus tôt » n’a pas de sens dans l’éternité et le fait du monde répond à la deuxième question. Le néant était certainement préférable, et c’est tout ce qu’on peut dire.
Mainländer ne s’aventure donc pas à juger, avec M. de Hartmann, que le Dieu inconscient, et partant irresponsable, a fait « un faux pas », quand il a produit le monde. Il resta sur le terrain de la libération de Dieu par le monde et à travers le monde, où tous nos pessimistes se rencontrent. Selon M. de Hartmann, l’inconscient, une fois le procès actuel fini, pourrait bien retomber dans sa folie, et la tragédie du monde recommencer. Mainländer croit fermement, au contraire, à une délivrance définitive, sans rechute possible. Cette délivrance, Schopenhauer et M. de Hartmann l’ont d’ailleurs rendue trop difficile, en exigeant un accord de toute l’humanité ou au moins de la majorité des hommes dans le désir de la mort, et même une résolution simultanée et commune, chez tous les peuples, d’en finir avec la vie. Cette dernière condition, imaginée par M. de Hartmann, est écartée comme superflue par un de ses récents disciples, M. Raphaël Koeber. Mais le salut, tel que ces philosophes l’entendent, regarda toujours l’espèce. Mainländer refuse, nous le savons, l’existence de l’espèce, et il ne connaît, que les individus. Son principe du vouloir-vivre individuel lui permet de prendre une attitude plus nette dans cette grave question de l’esthétique et de la morale, qui est au fond, aux yeux des pessimistes, la question de notre rédemption, de notre salut.
Schopenhauer a su découvrir le principe du vouloir-vivre par le droit chemin de la conscience. Son erreur, répétée par M. de Hartmann, et qui est celle aussi des matérialistes, a été de placer la volonté derrière le monde, à l’exemple des religions, et de quitter le milieu solide de l’immanent, oubliant que « notre ballon ne s'élève qu’autant qu’il est baigné dans l’atmosphère ». L’unité a été avant le monde, et la téléologie est toute dans l’acte primitif. Mais la volonté est éparpillée aujourd'hui dans les individus, et ce qui distingue, dans la doctrine de notre auteur, les êtres vivants des non-vivants, c’est seulement que la volonté, je l’ai déjà dit, s’est, chez ceux-là, créé des organes. Voyons maintenant les conséquences de cette manière de voir.
Son principe conduit Mainländer, en esthétique, à passer l’éponge sur la notion peu claire des « idées » de Schopenhauer, lequel a méconnu complètement les lois du beau subjectif. Qu’est-ce qui distinguera l’idée du chêne de celle du hêtre, si l’on ne considère ni le tronc, ni le feuillage ? Un poids grossier aura-t-il la beauté d’un bronze bien coulé, parce qu’il est le signe de l’idée de dureté ? Les idées de Platon, du moins, étaient des concepts ; elles n’étaient pas des intuitions, comme celles du philosophe de Francfort. Mais c’est l’état esthétique qui intéresse surtout le pessimiste. Schopenhauer éliminait la volonté de la contemplation esthétique ; il y faisait à l’esprit une vie à part et il entendait une sorte de communion mystique de l’âme avec l’idée. Notre volonté n’y est pourtant jamais suspendue, et elle n’a que l’illusion du repos, d’où résulte « un apaisement heureux et ineffable ». Cet apaisement est ce que tous les pessimistes demandent à l’art, et l’objet même de la contemplation esthétique, nécessité du monde ou mouvement harmonique des choses, reste le même pour eux en dépit de la différence du langage.
Nous voici au grand moment de la délivrance, dans l’éthique. La procréation était plutôt, aux yeux de Schopenhauer, une affirmation du vouloir vivre que le moyen efficace d’assurer la succession réelle des êtres, et l’espèce était seule, pour lui, susceptible d’une vie infinie. La procréation, selon Mainländer, lie les parents aux enfants et rive le procréant à l’existence, mais elle ne lie point les individus à une espèce imaginaire. Aussi Schopenhauer, s’il ne condamne pas comme homme le suicide, ne croit pas comme philosophe à l’efficacité du suicide, parce qu’il n’anéantit pas l’espèce. Mainländer écrit : « Seuls des hommes froids, sans cœur, ou emprisonnés dans les dogmes, peuvent condamner l’homme qui se donne la mort. C’est un bien pour tous, que notre main puisse doucement nous ouvrir une porte par laquelle, quand la chaleur nous est devenue insupportable dans la salle étouffante de la vie, nous avons le moyen d’entrer dans la nuit tranquille de la mort. » L’homme peut donc se délivrer tout seul, et la nature « qui n’est pas cruelle », le lui permet. « Une philosophie qui rive l’individu à l’espèce ne saurait jamais remplacer la religion chrétienne, laquelle retire au contraire l’individu de la masse et l’apaise avec l’espérance de son salut personnel. »
Dès que le consentement de la majorité des hommes est exigé pour le salut de l’espèce, le philosophe pessimiste pourra trouver avantage à vivre, et Schopenhauer est mort « plein de jours » ; il pourra même trouver profit à se marier et à faire souche, à quoi M. de Hartmann, quoique malade, s’est résigné. Mainländer, qui croyait à la délivrance par l’anéantissement de la volonté individuelle, s’est astreint au véritable régime pour ne pas continuer d’être, à la chasteté, et il s'est donné la mort. Telle est l'exigence de la logique. On objectera peut-être que ce n'est pas la peine d’en finir violemment avec la vie et de briser ses plus chères affections, quand la mort ne manque jamais de nous prendre à son heure, et que c’est folie de hâter la fin de notre globe, que les lois cosmiques nous montrent inévitable. Mais ce n’est pas la fin brutale du monde qui délivrera du monde, réplique le pessimiste, et il faut, pour que l’homme se rachète et rachète Dieu, qu’il reconnaisse la valeur du non-être et souhaite franchement de ne plus être.
La morale n’est pas, avec ces messieurs, un article de fantaisie. Elle est la science du « vouloir-mourir. » L'histoire entière est la marche de l’humanité vers le néant, et le mouvement de la volonté y est bien réel, quoique Schopenhauer ait eu l’inconséquence de le nier. Comme M. de Hartmann nous a parlé d’une république d'États dans l’avenir, Mainländer annonce un état futur de paix et de justice. Mais cet état rêvé n’est jamais, pour le socialiste pessimiste, que le moyen de la mort. Le système du néant sort achevé de ses mains : on dirait d’une large et belle route, tracée par un habile ingénieur, et qui finit à un précipice.
Ici la philosophie nouvelle rejoint les religions. Seulement l’apôtre philosophe est parvenu à un sommet d’où il peut juger l’œuvre de Dieu et interpréter les révélations religieuses du passé. Le pessimisme se greffe sur les doctrines de Christ et de Bouddha, dont les hautes figures dominent l’humanité. « Auprès de Christ et de Bouddha nul ne peut être placé. Deux hommes seuls peuvent prendre rang, à un degré bien inférieur, à sa droite et à sa gauche : Kant et Schopenhauer, héros de l’esprit, mais non à la fois de l’esprit et du cœur. Que sont les autres auprès de ceux-ci, et Moïse, et Phidias, et Raphaël, et Spinoza, et Newton, et Goethe, et Beethoven ? » Ainsi parle Mainländer.
1- Le nom de Mainländer rappelle le pays du Main où il est né, où il a vécu.
2 - Le drame des Hohenstaufen est signé de P.M. Mainländer, c’est-à-dire des initiales du frère et de la sœur, Philipp et Minna. Mlle Mainländer ne me permet pas de parler d’elle davantage, et j’ose à peine la remercier publiquement de m’avoir fourni des notes précieuses, dans la crainte de troubler le pieux silence où elle enferme sa vie.
3 - Bibliog : Die Philosophie der Erlösung (la Philosophie de la rédemption). — 1er vol. Berlin, Th. Hofmann, 1879, 2e édition, VIII-623 p. in-8. — 2e vol. 653 p. in-8, en 12 Essais publiés à Francfort chez C. Koenitzer, par livraisons parues, la 1re en 1882, la 2e, la 3° et la 4e en 1883 ; la 5e et dernière, consacrée à la critique de M. de Hartmann, est sous presse (les épreuves m’en ont été communiquées). L’auteur dirigea lui-même l’impression de son premier volume, qui est son œuvre capitale. Le jour où il en tint le premier exemplaire entre les mains fut celui où il se donna la mort (en se pendant, m’écrit M. Julius Duboc). J'indique les lésions de cette personnalité, je n’y appuie pas le doigt.
4 - Rappelons ici l’hypothèse cométaire de M. Faye et surtout la théorie du dynamisme atomique de Mme Clémence Royer, où le jeu du monde résulte des actions répulsives de la matière pondérante (éther) sur la matière ponderable. De même l'hypothèse du décroissement de la force, de notre Mainländer, reproduit sous une autre forme la loi de Clausius touchant l'épuisement continu du mouvement au profit de la chaleur dans un système fermé.
5 - Le Pessimisme au XIXe siècle.