Hippolyte Taine

Taine ou le pessimisme radical

Hippolyte Taine et Arthur Schopenhauer

Constatons tout d’abord l’importance que Taine accorde au principe de la Volonté. Si l’auteur de l’Intelligence n'a pu réaliser son ouvrage projeté : La Volonté, certains passages de son œuvre montrent qu’il avait bien compris la notion de la Volonté dans le système de Schopenhauer. Il avait senti cet élan forcené de la volonté obscure, « tourmentée, victorieuse et chancelante », qui meurt incessamment et renaît de ses cendres. C’est bien là le principe du monde, le « chœur universel des vivants qu’on sent se réjouir ou se plaindre, c'est la grande âme dont nous sommes les pensées, c’est la nature entière incessamment blessée par les nécessités qui la mutilent ou qui l’écrasent, mais palpitante au sein de ses funérailles, et, parmi les myriades de morts qui la jonchent, redressant toujours vers le ciel ses mains chargées de générations nouvelles, avec le cri sourd, inexprimable, toujours étouffé, toujours renaissant, du désir inassouvi » (Taine, Thomas Graindorge, p. 33 - Cf. Schopenhauer, Le monde, t. I, §57).

C'est en effet dans ses Notes humoristiques sur Paris que s’étale librement ce que Paul Bourget appelle le « pessimisme naturel à l’imagination douloureuse » de Taine. Ce pessimisme du philosophe se révèle d’abord dans sa conception du monde. L’organisation de l’univers laisse à désirer, et Taine s’écrie volontiers avec Balzac :

« Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! » Quant à l’idée de Dieu, chez Taine, elle apparait, au début, assez semblable à l’idée de Dieu chez Spinoza « Mon Dieu, dit-il, n’a rien de commun avec le Dieu-bourreau du christianisme, ni le Dieu-homme des philosophes de second ordre. Il est le positif absolu, c’est-à-dire la réalisation une et complète de tout l’être, et tout en lui et hors de lui est nécessaire comme lui ». Corrigée par Hegel et Schopenhauer, cette conception se teinte, par la suite, d’une sorte de bouddhisme mitigé.

Après avoir considéré le monde comme mauvais, Taine s’apprête àen subir la cruelle nécessité. Dans son déterminisme rigoureux, il conseille à l’homme de s’adapter de son mieux au monde d'hallucination où il est condamné à vivre, sans être dupe du « rêve où il s’agite ». « Délivré de l’inquiétude comme de l'espoir, il acquiert à faculté de dominer le spectacle médiocre de son existence, la satisfaction d’ouvrir son âme à la vie contemplative » en tâchant de comprendre.

Cette contemplation de la nature le rassérène pour un temps. Il y retrempe son âme lasse du « spectacle humain ». « Regarde autour de toi, dit Graindorge à son neveu, voici une occupation moins animale : la contemplation. Cette large plaine fume et luit sous le généreux soleil qui réchauffe ; ces dentelures des bois reposent avec un bien-être délicieux sur l’azur lumineux qui les borde ; ces pins odorants montent comme des encensoirs sur le tapis des bruyères rousses. Tu as passé une heure, et, pendant cette heure, chose étrange, tu n’as pas été une brute ; je t'en félicite : tu peux presque te vanter d’avoir vécu » (Thomas Graindorge, chap. XX, p. 269).

Mais la beauté de la Nature devient, à la réflexion, moins agréable et moins émouvante, car sa toute puissance éternelle fait ressortir davantage la misérable condition de l’homme. En observant de plus près la nature, Taine perd des raisons de l’admirer. Il entend les gémissements des créatures, perçoit les cris d’agonie qui sortent incessamment de l’engrenage meurtrier d’une vie décevante. Il en veut à cette nature perpétuellement heureuse, « mère aveugle et insensible », qui ne distingue pas le juste du coupable. Cette constatation ne tarde pas à l’obséder. Qu’il visite les Pyrénées en touriste ou qu’il ou qu’il vienne chercher l’azur au pays de Virgile, la splendeur insultante de la nature en fête comprime douloureusement son cœur. La vue de cette « Méditerranée lustrée et bleue comme une tunique de soie et de laquelle sortent les îles comme des corps de marbre », le spectacle éblouissant de « vie toujours jeune et chantante du ciel napolitain », le parfum des orangers ou le silence des nuits tièdes, l’ombre des lauriers roses ou les tonnelles de vigne vierge au bord des flots, tout froisse cette âme sensible, à qui la Fortune n’a pas ménagé les déboires et les amertumes. « Quand l’homme a parcouru la moitié de sa carrière, et que, rentrant en lui-même, il compte ce qu’il a étouffé de ses ambitions, ce qu’il a arraché de ses espérances et tous les morts qu'il porte enterrés dans son cœur, alors la magnificence et la dureté de la nature lui apparaissent ensemble » (Voyage en Italie, t. II, p. 80).

Cette inhumanité méprisante de la nature assombrit Taine et l’accable de plus en plus. Elle constitue le thème de ses méditations douloureuses, et nous en retrouvons l’écho jusque dans son testament philosophique : « Reine barbare, superbement parée, en robe d’or et de pierres précieuses, elle passe... Sa longue traîne écrase au passage, nonchalamment, paresseusement, cruellement, les fourmis laborieuses qui travaillent et qui meurent... » Taine sait bien que toute révolte est vaine, et les raisons puériles ne le satisfont point. En face de cette force infinie, il essaie encore de sonder l’inconnaissable et l’inintelligible, mais il n’a plus même de doctrine, il n’a qu'une impression, il sent le doute l’envahir. Ce doute, que n’a pu vaincre la sombre obstination du penseur, persistera jusqu’à la fin, et les dernières paroles de Taine sont celles-ci : « J’ai terminé le rêve de la vie... qu’ai-je rêvé ? Je ne sais.... Je vois une puissance aveugle à nos larmes, sourde à nos douleurs, impassible devant la tragi-comédie de nos passions... »

Cette tristesse résignée reste le fond même de la pensée de Taine. Le philosophe qui mourut si sereinement, le front penché sur Marc-Aurèle, n’a jamais prétendu imposer sa conception du monde, pas plus qu’il n’a essayé de faire partager ses doutes. Son respect de la liberté individuelle était trop grand. S’il jugeait la vie mauvaise, il évitait de provoquer le découragement chez autrui. Au besoin, il donnait l’exemple de la lutte héroïque et opiniâtre, de l’enthousiasme franc et généreux, comme si la vie n’avait pas été pour lui un cruel non-sens. Au reste, Taine, comme Schopenhauer, ne s’est jamais laissé aller aux lamentations déprimantes des faibles. Son pessimisme raisonné est exempt de jérémiades. Le désespoir ne saurait atteindre celui qui croit, malgré tout, au progrès. Et à défaut de toute croyance, les notions de travail, de devoir, de justice, suffiraient à sa conscience, tout en le préservant de l’ennui. Pour Taine, le problème de l’existence humaine aboutit au moins à cette ultime certitude : l’utilité morale du labeur quotidien. C’est ce qu’un examen plus détaillé de sa conception de la vie va permettre de constater.

A son entrée dans la vie, Taine constate que le créateur lui a fait une mauvaise plaisanterie : « Ah ! Mon Dieu, quelle sottise vous avez faite en me mettant au monde ! Quel besoin aviez-vous, Seigneur, de loger une pensée dans une goutelette de lymphe, qui aurait si bien pu circuler et s’évaporer avec les autres ! ». Pour irrévérencieuse qu'elle soit, cette plainte d'une créature blessée au seuil de la vie n’en est pas moins émouvante. Toutefois, il n’est pas dans le caractère de Taine de se plaindre longtemps : sa plainte se changerait vite en blasphème. Son mépris de la vie ne tarde pas d’ailleurs à se manifester.

Mais, suivant les enseignements du philosophe de Francfort, Taine ne songe pas un instant à terminer ses jours d’une manière brutale et antiphilosophique. Il maudit la vie et il la subit néanmoins. Puisqu’il a dû l’accepter, il va s’efforcer de la vivre bravement.

Dès l’École Normale, il acquiert cette invincible volonté qui lui fera supporter la vie. Il commence par repousser le plaisir qui n’est qu’un « ébranlement des nerfs ». Il n’estime que « le repos d’âme et l’activité d'esprit » ; et, à vingt et un ans, il proclame qu’ « il n’y a de bon que la connaissance des vérités absolues ». Ce qui ne l’empêche pas de lire avec avidité le Raphaël de Lamartine, qui vient de paraître. Cette lecture le ravit et l’entraîne à faire l’apologie de l’amour. Mais, si enthousiaste qu’il soit, Taine ne peut pourtant se résigner à l’amour ordinaire. Il aspire « à quelque chose d’infiniment plus relevé », et son idéal est bien plus près de l’amitié que de l’amour. S’il est capable d’amour, cet amour s’écarte des objets particuliers pour tendre, « aux choses générales ou idéales, comme les objets d art, l’humanité entière, et surtout la nature ». Son malheur, dit-il, est d’avoir des sentiments et des désirs peu en rapport avec son esprit.

Ce contraste s’accentue avec l’expérience, et, chez Taine, on voit l’optimisme scientifique et le pessimisme philosophique se développer parallèlement. Tôt désabusé, Taine considère la vie comme une épreuve forcée, une sorte de pensum. « C’est en vérité, dit-il, une étrange chose que la vie humaine. Tant de travail, de tristesses, de dégoûts, de contraintes, pour aboutir à quoi ? à un état qui en aura tout autant... ; ma seule consolation est la pensée que tout cela n’est qu’un jeu de quarante ou cinquante ans tout au plus encore, qu’au bout de tout cela est le repos, l’éternel sommeil, j’espère, et qu’on peut bien s’agiter un peu sur la route quand on a à l’hôtellerie un si bon lit pour vous recevoir » (Lettre à Prévost-Paradol).

Ces propos amers sont déjà d’un stoïcien qui a lu Schopenhauer. La vie humaine lui apparaît si « mutilée » qu’il finit par croire lui aussi que le malheur est la « vraie nature » de l’homme. Ce stoïcien devient persifleur et sceptique dans les Notes sur Paris jusqu’à ce que Thomas Graindorge nous révèle sa véritable personnalité et ses convictions profondes. Ce personnage extraordinaire, sorte d’industriel-philosophe, pour initier son neveu aux misères de la vie, le sermonne ainsi : « Mon enfant, tu as les joues roses, et tu entres dans la vie, comme dans une salle à manger, pour te mettre à table. Tu te trompes ; les places sont prises. Ce qui est naturel, ce n'est pas le dîner, c’est le jeûne. Ce n’est pas le malheur, c’est le bonheur qui est contre nature. La condition naturelle d'un homme, comme d’un animal, c’est d’être assommé ou de mourir de faim » (Thomas Graindorge, p. 263). Schopenhauer ne parle pas autrement (Cf. Le monde, I, §57). Et plus loin : « Rappelle-toi la promenade que tu as faite l'autre jour avec moi dans la forêt. Nous écrasions les fourmis qui se rencontraient sous nos bottes. Les jolis oiseaux voltigeaient pour avaler les mouches ; les gros insectes dévoraient les petits... Regarde un cheval, un chat, un oiseau malades. Ils se couchent patiemment ; ils ne gémissent point, ils laissent faire la destinée. Les choses se passent dans le monde comme dans cette forêt si magnifique et si parfumée. On y souffre, et cela est raisonnable ; veux-tu demander aux grandes puissances de la nature de se transformer pour épargner la délicatesse de tes nerfs et de ton cœur ? On s’y tue et on s’y mange, et cela n’a rien d'étrange ; il n’y a pas assez de pâture pour tant d’estomacs ».

On ne saurait se faire de la vie une conception plus tragique. Taine trouve la vie essentiellement mauvaise. Il n’y voit qu’une source de férocité et une suite de déceptions. C’est ce qui explique ses scrupules à faire contracter à des innocents une dette de souffrances. Le mariage étant la perpétuation de la vie et de la douleur, Taine s’y est résigné fort tard. Les motifs de son hésitation, il ne les cache pas : nous les trouvons énumérés dans une lettre à Gaston Paris, du 2 juillet 1877. Il y avoue que pendant bien longtemps l’idée des enfants l’a détourné du mariage. « Je trouvais, dit-il, la vie trop triste pour la donner à d’autres, et je me disais qu’avoir une femme, des enfants, c’est faire comme la tortue, quand elle avance hors de son écaille la tête ou les pattes pour qu’on les lui coupe ». Et il ajoute cette réminiscence de Schopenhauer : « A mesure que l'homme se cultive davantage, il devient plus sensible, malheur énorme qui compense, et au delà, tous les bienfaits de la civilisation ». Autrement dit, plus l’homme pense, plus il souffre. C’est le mot de l’Ecclésiaste : Qui auget scientiam auget et dolorem (Cité par Schopenhauer, Le monde, t.I, p. 324).

Non seulement Taine accepte la vie comme un présent funeste, mais il n’y voit aucune issue satisfaisante pour la raison. Civilisation et bonheur lui apparaissent finalement comme des termes contradictoires. La vie étant foncièrement mauvaise ne saurait être améliorée d’une manière appréciable. En vain l’homme essaye-t-il de guérir certaines misères ; souvent le remède employé est pire que le mal. Taine va même plus loin que Schopenhauer, car il juge le renoncement inutile et la mortification impraticable. Ce jugement sans appel est celui de toute sa vie. Sur ce point il n’a guère varié. Écoutons-le à son lit de mort et nous enregistrerons cette suprême déclaration. « Hélas ! J’ai cherché à connaître le sens de la vie. Et je n ai trouvé qu’une seule conclusion à cette enquête : c’est à savoir que la vie n’en a point. Le grand malheur de l’homme, et son véritable péché originel, c’est d’être né. Notre acte de naissance est une condamnation à mort. » C’est du Schopenhauer transposé (Cf. Le monde, t. I, § 58). Et la voix qui va s'éteindre laisse tomber cette constatation douloureuse : « Si encore on pouvait mourir sans souffrir. Mais non. La mort n’est une délivrance qu’à la condition d’être d’abord un tourment. Et tout cela est absurde ».

Ainsi cette mort, la consolatrice de Taine à vingt ans, n'a plus, quand elle arrive, la douceur espérée. Si nous nous acquittons de notre dette, ce n’est pas sans souffrir. Ajoutons que cette souffrance est aggravée par les derniers préparatifs, dont la mise en scène est souvent odieuse aux moribonds. Le dernier acte de la comédie humaine finit « presque toujours lugubrement et misérablement ». « Au bout de tant d’années, après tant d’efforts soutenus, parmi tant de gloire et de génie, on aperçoit un pauvre corps affaibli qui radote et agonise entre une servante et un curé » (Taine, Hist. de la litt. angl., t. II, p. 103)